[Steak Haché] Ceci n'est pas une coccinelle

Par Taupo


Voici une nouvelle rubrique qu’il me tardait de commencer sur SSAFT: “Steak Haché”, la catégorie de billets dédiés aux stratégies de mimétisme et camouflage dans le monde vivant. Pourquoi Steak Haché? Et bien en hommage à la blague que j’ai du raconter un million de fois durant mon enfance:

Trois steak-hachés se promènent dans la forêt. Y'en a un qui disparait.
Les deux autres le cherchent mais ne le trouvent pas, alors ils continuent à marcher. Puis un des deux steak-haché disparait, laissant le troisième seul à chercher ses compagnons, marchant tout seul dans la forêt. Quand tout d'un coup les 2 steaks-hachés disparus surprennent le premier qui s’exclame:
- Vous m’avez fait peur, vous étiez où ?
- Ben, on steak hachés !!!


Voilà voilà, on a l’humour qu’on a… Hum, hum… Allez, passons donc sans transition au mimétisme du jour: la coccinelle. Voici deux photos successives. A votre avis, laquelle nous montre une véritable coccinelle?




La réponse: ni l’une, ni l’autre… Ha ha, quel fourbe ce Taupo! Il s’agit en effet de deux espèces… d’araignées! En voici les portraits sous différents angles, d’abord la jaune, Paraplectana tsushimensis :



et ensuite la rouge, Paraplectana sp:

 

 

Et même une petite vidéo:


Il s’agit donc de deux espèces du genre Paraplectana qu’on retrouve essentiellement en Asie et Afrique Tropicale. Comme pour les coccinelles, l’abdomen qu’arborent les Paraplectana présente de nombreuses variations en couleurs et nombres de points. Comparez les différentes robes portées par les espèces de coccinelles:


 


… Avec celles portées par les araignées Paraplectana:






Mais les araignées Paraplectana ne sont pas les seules à ressembler à des coccinelles. En témoigne l’abdomen du mâle Eresus sandaliatus:



 

Bizarrement, il n’y a que papa Eresus sandaliatus qui porte ce postérieur flamboyant, celui de maman Eresus sandaliatus étant tout noir… et bien plus conséquent:



Allez, un dernier pour la route avec une autre fausse coccinelle (mais appartenant au même ordre d’insectes, les coléoptères) :



 
Après l’étonnement face à ce genre de mimétisme, les questions affluent: pourquoi ces diverses espèces ressemblent elles à des coccinelles? Et de prime abord, pourquoi les coccinelles ressemblent-elles à des coccinelles (sujet de bac philo 2025… vous avez deux heures)?
Trêve de blague bachelière, le fait est que les hypothèses abondent concernant les variations de coloration du dos des coccinelles (ou “variation des patrons de coloration élytraux” pour stupéfier son auditoire). Plusieurs chercheurs se sont penchés sur la question et ont noté des corrélations entre les couleurs des élytres (ces ailes antérieures des coléoptères qui sont rigides et forment un fourreau couvrant la paire d’ailes postérieures membraneuses) et le potentiel de survie à l’hibernation, les niveaux d’activité physique à différentes températures, le succès reproductif ou encore la pollution environnementale…
Mais il y a une hypothèse qui semble rassembler plus de suffrages chez les experts, celle de l’aposématisme (décidément, on va pouvoir briller en société grâce à cet article!). L’aposématisme (de ἀπό apo “s’éloigne de” et σῆμα sêma “signal” en grec ancien) associe la coloration de certaines espèces avec leur capacité de produire des toxines. En cela, la coloration peut potentiellement signaler aux éventuels prédateurs la toxicité de la proie, conférant alors à celle-ci un mécanisme de protection.
Est-ce à dire que ma coccinelle choupi est toxique? Et bien oui! La plupart des coccinelles produisent des alcaloïdes, des molécules organiques toxiques et qui portent les doux noms de coccinelline, harmonine ou encore pyrazine. Des noms sympathiques qui cachent bien leurs effets puisque ces molécules rendent les coccinelles qui les émettent particulièrement dégueu à manger ou encore aussi nauséabondes que des boules puantes. Pour couronner le tout, la manière dont ces molécules sont émises est particulièrement ragougnasse. En effet, les coccinelles pissent le sang pour se protéger, ou pour être plus précis, suent du sang de leur nombreuses paires d’aisselles, un comportement connu sous le nom de saignement-réflexe ou autohémorragie…


Perturbée ou attaquée, la coccinelle lâche des gouttes d’hémolymphe (le sang des arthropodes) riche en alcaloïdes pour faire fuir ses assaillants (fourmis ou oiseaux essentiellement).
Du coup, lorsque la dynamique de l’aposématisme est installée (couleur chatoyante/molécule toxique/comportement d’évitement des prédateurs) les espèces alentours qui évoluent de manière à arborer des couleurs chatoyantes similaires à l’espèce aposématique vont posséder un avantage sélectif important vis à vis de la prédation, et ce s’il s’agit d’espèces toxiques ou non!
Dans ce dernier cas, on parle de mimétisme Batesien du nom du naturaliste Henry Walter Bates dont le travail dans les forêts vierges brésiliennes avait jeté les fondations de la réflexion sur ce type d’adaptation.
Généralement, la dynamique de la population des trois acteurs de cette histoire évolutive est en équilibre précaire. En effet, le prédateur associe rarement instinctivement la couleur de l’espèce aposématique avec son caractère toxique: il s’agit plutôt d’un apprentissage douloureux lors de la première consommation. Mais du coup, du fait de cet apprentissage, il est rare que l’espèce mimétique soit en nombre fort. S’il y avait beaucoup d’individus inoffensifs à couleur chatoyantes, le prédateur gouterait plus souvent des bons snacks colorés que des vilains snacks et le renforcement comportemental ne se ferait pas, perturbant l’équilibre aposématique. Troublantes considérations évolutives, n’est-ce pas?
Encore plus troublant est la question de l’émergence de ces caractères aposématiques: comment de telles couleurs chatoyantes peuvent s’étendre dans une population si leur émergence constitue un risque de se faire bouffer? Certains chercheurs pensent qu’il peut s’agir là d’un cas typique de sélection de parentèle où le nombre important de progénitures est compatible avec un sacrifice de certains membres d’une ponte pour que l’association couleur et toxicité soit localement établie.
Dans le cas de la coccinelle, l’explication pourrait être plus simple, une étude ayant démontré une corrélation entre la production de toxines avec celle du pigment rouge des élytres, provenant tous deux de l’alimentation riche en carotène.

Mais peut-être que ces hypothèses sont beaucoup de couleurs pour rien: comme d’habitude en sciences évolutives, les hypothèses abondent mais les études les testant restent à être menées.

Liens:
Article Why Evolution is True
Article TYWKIWDBI
Photos de H.K.Tang et Nicky Bay
Kerbtier

Références:
Benham BR, Lonsdale D, Muggleton J: Is polymorphism in two-spot ladybird an example of non-industrial melanism? Nature 1974, 249(453):179-180.
Jong P, Gussekloo S, Brakefield P: Differences in thermal balance, body temperature and activity between non-melanic and melanic two-spot ladybird beetles (Adalia bipunctata) under controlled conditions. J Exp Biol 1996, 199(Pt 12):2655-2666.
Majerus ME, Zakharov IA: Does thermal melanism maintain melanic polymorphism in the two-spot ladybird, Adalia bipunctata (Coleoptera: Coccinellidae)? Zh Obshch Biol 2000, 61(4):381-392.
Soares AO, Coderre D, Schanderl H: Effect of Temperature and Intraspecific Allometry on Predation by Two Phenotypes of Harmonia axyridis Pallas (Coleoptera: Coccinellidae). Environmental Entomology 2003, 32(5):939-944.
Enders D, Bartzen D (1991) Enantioselective total synthesis of harmonine, a defence alkaloid of ladybugs (Coleoptera: Coccinellidae). Liebigs Annalen der Chemie 6:659–674
Holloway G, Jong P, Brakefield P, Vos H: Chemical defence in ladybird beetles (Coccinellidae). I. Distribution of coccinelline and individual variation in defence in 7-spot ladybirds (Coccinella septempunctata). Chemoecology 1991, 2(1):7-14.
Bezzerides A, McGraw K, Parker R, Husseini J: Elytra color as a signal of chemical defense in the Asian ladybird beetle Harmonia axyridis. Behav Ecol Sociobiol 2007, 61(9):1401-1408.