Laurent Fignon, 1983.
«Il émanait de ce jeune ce rien d’insouciant et de supérieurement gai qui rendait le vélo facile et agréable.» Quand Cyrille Guimard parle de Laurent Fignon, le regard pétille comme au premier jour et les mots se bousculent pour dire l’ampleur de l’admiration, de l’affection. Le directeur sportif de l’équipe mythique Renault était alors un faiseur de rois et avec Bernard Hinault et sa bande d’équipiers élevés à la dure (Chassang, Berland, Arbes, Poisson et les autres), il avait scellé avec les dieux du cyclisme un pacte de feu dont il maîtrisait les moindres détails. Guimard voyait tout, diagnostiquait tout. Un coup d’oeil, et il savait le champion d’à-venir, devinait sous le jarret mal dégrossi le cuissot du crack, le caractère sous-jacent, la dimension cachée, le talent à polir. En 1983, mine de rien, le couple Guimard-Hinault en était déjà à sa huitième année de cohabitation et leurs campagnes triomphales, partout en Europe, sur tous les terrains (classiques, grands tours, mondiaux, etc.), avaient laissé derrière eux des corps sans vie. Mais aussi incroyable que cela paraisse, au sein de sa propre formation, le Blaireau faisait presque figure d’ancien à côté de quelques champions d’exception en gestation, qu’ils s’appellent Laurent Fignon, Greg LeMond ou Marc Madiot. Nouvelles moeurs, nouveau genre: la nouvelle vague frémissait. Le destin poussa à la roue.Après un Tour d’Espagne éprouvant, que Bernard Hinault n’aurait jamais gagné sans l’aide de Laurent Fignon, le Breton revint en France avec un genou meulé et un diagnostic sans appel de ses toubibs : tendinite, repos. Il lui fallait oublier ses rêves de cinquième victoire dans le Tour de France. Son forfait fut un coup de tonnerre. Guimard allait faire face. «Dès que j’ai su que le Blaireau ne pourrait pas participer au Tour, Fignon figura dans tous mes plans secrets, confesse le directeur sportif. Même à la sortie de la Vuelta, alors qu’il montait en puissance de manière impressionnante, incontestable, je ne suis pas sûr que Laurent avait pleinement conscience de son niveau. Dois-je préciser que ce n’était pas mon cas? Je savais qu’il pouvait et devait gagner le Tour. Mais à aucun moment je ne lui ai dit ouvertement…»
Pour son premier Tour, à 22 ans, Laurent Fignon n’avait qu’une lointaine idée de la maturité cycliste. Mais son exceptionnelle précocité, liée autant à son caractère qu’à sa manière très décontractée d’entrevoir le métier, lui offrait tous les attributs d’excellence pour le grand rendez-vous de juillet. Chez Renault, une grande incertitude dominait. C’était la première fois depuis 1978 que la Régie se lançait dans la Grande Boucle sans son leader incontesté, sans l’assurance d’y disputer les premiers rôles. L’impression était renforcée par Guimard lui-même. Il avait dit à Fignon: «Essaie de gagner une étape, de ramener à Paris le maillot blanc de meilleur jeune et de finir dans les dix premiers au général.» Mais il pensait secrètement: «Tu vas rester en arrière-plan, bien protégé, je ferai croire à tout le monde que je mise sur Madiot, mais quand je le déciderai, tu joueras ta carte.» Le néophyte n’était leader que dans la tête de son boss. Fignon ne devait se préoccuper que d’une chose: apprendre et encore apprendre, pour que sa première participation nourrisse de futures victoires.
Seulement voilà, l’apprentissage se transforma en coup de génie. Après dix jours de Tour, Laurent Fignon pointait déjà à la deuxième place, derrière un autre Français, Pascal Simon, de l’équipe Peugeot, que tous les journalistes donnait vainqueur avant l’heure. Pour Guimard, il n’y avait pourtant aucune inquiétude à avoir. Non seulement personne ne comptait sur la résistance de son jeune poulain, mais le poids de la course incombait directement aux Peugeot. «J’avais mon plan, explique Guimard, et je savais où et quand Pascal Simon aurait été en grande difficulté, il aurait suffi de cueillir le fruit mûr.» Le plan diabolique, hélas, n’eut même pas le temps de se mettre en place. Entre Luchon et Fleurance, Simon se retrouva à terre: fêlure de l’omoplate. Six jours de calvaire, soldés par un abandon trop prévisible. Quand Fignon récupéra le maillot jaune, avant même le franchissement des Alpes où il aurait dû précisément porter l’estocade, peu d’observateurs le crurent capable de préserver son paletot. Ils eurent tort. Le Parisien, avec son bandeau aux couleurs de la Régie dans les cheveux et ses éternelles lunettes rondes, limita la casse dans l’Alpe d’Huez, à Morzine, puis à Avoriaz. Avant d’enfoncer le clou dans l’ultime contre-la-montre de Dijon en s’attribuant le gain de l’étape. Bien sûr, si Hinault avait été présent sur ce Tour, Fignon ne l’aurait probablement pas gagné puisque qu’il aurait été au service de son leader naturel. Mais ceux qui évoquèrent alors un «Tour à la Walkoviak», minimisant l’exploit, n’avaient rien compris. Comme Anquetil, Merckx et Hinault, Laurent Fignon venait juste de remporter la Grande Boucle lors de sa première participation. La marque des grands. L’année 1984 allait confirmer qu’il ne s’agissait en rien d’un «accident» de l’histoire!
A 23 ans, dur au mal et jouissif de l’existence, Fignon se retrouva leader à part entière. Car entre-temps, Bernard Hinault était parti sous d’autres cieux. Suite logique de la passation de pouvoir, le divorce avec Guimard s’avérait inévitable. «Je ne pouvais pas conserver dans la même équipe deux cerfs à dix cors», avoue le directeur sportif. Le Blaireau tomba donc dans l’escarcelle de La Vie Claire, l’équipe inventée de toute pièce par l’affairiste Bernard Tapie, avec lequel il n’avait toutefois rien en commun. Et lorsque débuta le Tour 1984, le duel annoncé entre Hinault et Fignon excita la caravane comme aux plus belles heures des joutes Anquetil-Poulidor. Il y avait de quoi. Le Blaireau restait le Blaireau. Et Fignon revenait d’un Tour d’Italie où la victoire, promise, lui avait été littéralement volée par les organisateurs qui avaient magouillé pour assurer le triomphe de leur protégé, Francesco Moser.
1984, Laurent Fignon domine
Bernard Hinault de la tête et des épaules...
Car Laurent Fignon, imbattable, était bel et bien sur une autre planète et semblait pouvoir, à sa guise, triompher dans toutes les étapes qui se présentaient sous ses roues, sans jamais donner l’impression de forcer. Dans l’histoire contemporaine, peu de cyclistes avaient à ce point dominé leur sujet et nombreux étaient ceux qui lui prédisaient un règne au moins quinquennal. Qui aurait alors pu imaginer qu’une grave blessure à la cheville gauche viendrait, quelques mois plus tard, brider ce qui ressemblait à une irrépressible ascension? Pour Laurent Fignon, le lourd handicap allait se compter en années blanches. Il ne regagnerait plus jamais le Tour…
[ARTICLE publié dans le hors-série de l'Humanité consacré au Tour de France, juin 2013.]