À 88 ans, Claude Lanzmann ne se croyait plus capable de se lancer dans un nouveau film sur la Shoah. Pourtant, il se savait dépositaire d’un témoignage unique, celui de Benjamin Murmelstein, dernier doyen du conseil juif du ghetto de Theresienstadt. Après des années de réflexion, l’auteur du Lièvre de Patagonie a fini par relever le défi. Son film Le Dernier des injustes sortira en salle en novembre 2013. Interview :
Qu’est-ce qui vous a poussé à entreprendre ce film sur une figure aussi controversée que le rabbin Benjamin Murmelstein?
Claude LANZMANN. – Ce personnage a d’abord été l’un des premiers témoins que j’ai interviewés lorsque j’ai commencé à réfléchir à l’élaboration de Shoah. À l’époque, j’étais fasciné par la question des conseils juifs. Lui était l’un des seuls survivants du camp de Theresienstadt. Pour moi, Theresienstadt est l’acmé de la cruauté et de la perversité nazie. Pire que tout! Donc, le cas de Murmelstein m’intriguait. De plus, l’homme a souvent été victime d’une image négative. Mais ce n’était que des on-dit. C’est pourquoi je me suis rendu à Rome pour l’interviewer en 1975. Nous avons tourné durant une semaine. C’était passionnant et surprenant.
Pourquoi?
Parce que j’ai été surpris par cet homme. Il a été d’une honnêteté parfaite. Très rapidement, je me suis rendu compte que c’était un type astucieux, inventif, courageux, héroïque on peut dire. Il vivait alors en exil à Rome, mis au ban du judaïsme organisé, de façon totalement injuste. Il n’a jamais pu se rendre en Israël. Il s’était volontairement livré aux autorités tchèques. Et croyez-moi, les tribunaux tchèques ce n’était pas de la rigolade: il y avait énormément de pendaisons. Il a été acquitté des faits qui lui étaient reprochés.
Quelles ont été vos premières impressions quand vous l’avez rencontré?
Je croyais que Benjamin était un homme assez violent, un gueulard. J’ai découvert un être d’une brillante intelligence, d’une grande finesse d’esprit. Il avait un sens de la repartie. Il était très drôle par-dessus le marché. Sardonique même. Il ne se racontait pas d’histoire et n’acceptait pas qu’on lui en raconte. Il était d’une culture fabuleuse, connaissait toutes les mythologies du monde, c’était un véritable savant talmudique. Sur l’échiquier du mal, il s’est toujours débrouillé pour avoir six coups d’avance sur les nazis.
Quelle a été l’étincelle qui a ranimé votre envie de faire ce film?
Je vais vous le dire. L’étincelle, c’est d’abord une vieille envie, quelque chose qui me hantait depuis longtemps. Il y a eu tant de bêtises qui ont été dites depuis le procès Eichmann, qui est une honte en vérité, parce que c’est un procès d’ignorants. Le Dernier des injustes apporte un éclairage total sur la personnalité d’Eichmann. Celui-ci n’apparaît plus comme un «falot bureaucrate», mais plutôt comme un démon, fanatiquement antisémite, violent, corrompu. Hannah Arendt, qui n’avait connu tout cela que de très loin, a raconté beaucoup d’absurdités à ce sujet. La banalité du mal n’est rien d’autre que la banalité de ses propres conclusions. Même si, par ailleurs, elle a écrit des ouvrages valables. Mais ça, ce n’est pas ce qu’elle a fait de mieux. Vraiment!
Est-ce cela le déclencheur?
Ça et un autre souvenir. Comme je ne pouvais pas entreposer tout le matériel que j’avais amassé avec les années à Paris, je l’ai confié à l’Holocauste Memorial Museum de Washington. Ils ont tout numérisé et restauré. Je leur avais dit que ce matériel brut pouvait être utilisé par des chercheurs. Il y a six ans, alors que j’assistais à la projection d’un documentaire à Vienne sur la Shoah, soudain, je me suis vu, moi, à l’écran, en train d’interviewer Murmelstein. J’ai réalisé: «Mais c’est moi, tout ça!» J’ai ressenti ça comme un vol. Alors, j’ai décidé de faire ce film. Et de le faire comme une œuvre d’art, pas comme un documentaire. Nous avons tourné durant deux mois l’année dernière, je suis retourné sur les lieux, à Theresienstadt, en Pologne, à Prague, à Rome, en Israël. J’ai aussi réalisé qu’il fallait que je sois dans le film, ce que je n’avais pas compris immédiatement. Car je porte le film physiquement et psychologiquement à deux âges de ma vie. Ainsi, je ressuscite enfin Murmelstein.
C’était votre objectif?
Oui. Je voulais lui rendre enfin justice et apporter réparation. Je trouve qu’on s’est très mal conduit avec cet homme.
Source : Le Figaro