Jacques Roman retrouve magistralement, quoiqu’en toute discrétion, la voix
raturée qui l’a mené jusqu’à l’expression : celle que l’autre en lui, ou
l’autre de lui, a étouffée sans jamais l’éteindre. Le texte ne disparaît pas
parce qu’il a été biffé ; il est appelé par la rature et la lézarde. La
trace est cendrée ; les mots, ainsi que les morts, résistent. Le vivant,
bien qu’affaibli et happé par le passé, témoigne des cadavres et des
dépouilles, des ratés et des déchets. Artaud est à cet égard emblématique de
cet acharnement à crier depuis l’abîme : « Artaud assis dans son lit,
à Ivry, mimant à l’aide d’un sabre imaginaire ou couteau en main un combat
contre les esprits ; mimant et vivant
ce combat, tout en dictant le texte à René Crevel. Artaud griffant, à coup de
fourchette ou de couteau, le billot de bois, tout en dictant. Les cahiers d’Artaud,
cahiers de ratures, corps déchirés, corps d’Artaud ». Le corps humain n’a pourtant
pas été entièrement élimé par tout ce qu’il a refusé et tout ce qui lui est
interdit : il est même devenu le réceptacle d’un geste à la fois animal et
esthétique, celui que la lézarde caresse, depuis la chair et l’ombre, sur le
mur ou la page à partir desquels projeter tensions et surprises.
Cryptée, cachée, recouverte, la volonté du texte n’en est pas moins présente,
réalisant l’équilibre toujours en devenir d’un monde-livre dont on sait qu’il
est, par essence, celui du chagrin*. Le titre dit l’humilité et le retrait de
celui dont la voyance perçoit le retrait des lettres, leur ombrage porté sur
les parois de papier, de verre ou de ciment. Non pas « je dis », ni
« il dit » : désormais ce sont les signes qui se révèlent en se
relevant, et prennent la parole, fuyant le temps comme l’espace. Les « dits »
extraordinairement retenus font vaciller notre capacité de lire et d’écrire,
certes. Mais ils ébranlent avant tout le mutisme du sujet, explorent sa
passivité, provoquent sa désapprobation. Ils mettent finalement à l’épreuve son
dé-savoir, découvrent notre non-savoir. Et c’est à partir de cette exposition
assumée que se déroulent les fragments recueillis. Sauvés de la rature ?
Sauvés par la rature ? Métamorphosés en lézardes ?
La prose de Jacques Roman s’engouffre dans les plis et les méandres des
renoncements. Elle en désigne quelques-uns en les dessinant jusque dans le
corps de ses phrases. Les propositions lézardent autour de cette biffure
prodigieusement entêtée et entêtante, s’appropriant d’autres failles incarnées,
issues du réel. Ratures et lézardes sont le pharmakon (remède et poison) de la mémoire affective qui
passe le présent jusqu’au dépassement : « Je possède un petit vase,
aujourd’hui ébréché, qui se trouvait
sur le bureau de mon père. Seul objet qui me dise encore son existence, objet cicatriciel. Il est décoré de motifs
représentant des herbes médicinales ». Ce qui parle en ce
« Dit », c’est bien sûr la rature elle-même, et l’écho qu’elle trouve
dans la lézarde, son équivalent pictural. Le temps des épopées n’est plus, même
si l’écrivain cite Homère. Est venu celui d’une prosopopée qui donne voix et
chair au défaut d’œuvre, de sens, de Dieu, d’amour, de père. Prose
hiéroglyphique qui retrouve le dessin dans la lettre, se compromet avec le
néant, esquissant une autobiographie parcellaire de l’enfant qui subsiste dans
l’homme — « ouverture d’avenir » — qu’est devenu
Jacques Roman. Le « dit » plonge dans le nécessaire oubli, dans la
matière a priori muette, et suspend
la volonté de parole, aiguisée par ces déchirures mesurées que sont la brèche
et la fissure : l’essentiel gît dans l’effacement. « Soleil cou
coupé » écrivait Apollinaire. Jacques Roman suggère lui de « perdre
la tête, de se faire acéphale » : on le croit sur parole. Pas de
visage plus acéré que celui qui a été creusé par l’écriture.
[Anne Malaprade]
Jacques Roman, Le Dit du raturé, le dit du lézardé, Isabelle Sauvage, 60 pages, 2013, 15 euros.
*Jacques Roman a cosigné avec Bernard Noël un livre de dialogues fragmentés
intitulé Du monde du chagrin paru
chez Paupières de terre en 2006.