Auteur :David Trueba.Langue originale :Espagnol.
Traduction : Anne Pantagenet.Éditeur : J'ai lu.Date de parution : 2012.Pages : 703.Prix : 8,90€.
Sous le soleil madrilène, une adolescente tombe amoureuse d'une jeune étoile du football argentin minée par le mal du pays. Un vieux professeur de piano, secoué par l'hospitalisation de sa femme adorée, se console clans les bras d'une prostituée, pendant que son fils espère oublier le meurtre de son ancien associé. Quatre voix, quatre destins qui se croisent et se fuient, paralysés par la peur de perdre dans une société obsédée par la gloire et le profit.
Si la sublime mais vétuste première de couverture de Savoir Perdre n'est absolument pas représentative de ses enjeux – qui sont, eux, éminemment contemporains –son résumé en revanche laisse entrapercevoir avec justesse l'atmosphère qui y règne.
"Sous le soleil madrilène, une adolescente tombe amoureuse d'une jeune étoile du football [...] Un vieux professeur de piano, secoué par l'hospitalisation de sa femme [...] se console clans les bras d'une prostituée pendant que son fils espère oublier le meurtre de son ancien associé" Suis-je la seule à entendre une voix-off particulièrement désobligeante prononcer ces quelques phrases ? À craindre que ne s'en suive le générique de Santa Barbara ?Argent, vieillesse, crime, immigration, addiction... L'auteur n'occulte aucun sujet. À l'inverse toutefois des feuilletons qui polluent nos écrans, David Trueba dépeint ces tranches de vie avec une habile sensibilité et crée ainsi ce que je n'espérais plus : un soap de qualité.
Savoir perdre dépeint le quotidien dans ce qu'il a de plus intime et universel à la fois : le libre-arbitre. Qu'est-ce qui fait que l'on dissimule certains de nos choix voire certains pans de nos vies aux autres ? À nous-mêmes ? Voilà ce auquel David Trueba tente, sinon de répondre, du moins de méditer. Pour ce faire, il s'appuie sur des personnages de plusieurs générations (septuagénaires, adolescents et adultes) mais aussi de divers horizons (chômeur, célébrité, expatrié, retraité). Au gré de ces portraits disparates se distingue un sentiment commun : la solitude de tout un chacun face à ce va-et-vient constant entre souffrance et félicité qu'est la vie, cette cohabitation bancale entre aspirations et désillusions, cette oscillation trouble enfin entre bassesses et magnanimités...Savoir perdre est donc un roman introspectif où chaque personnage est confronté à son implacable conscience. David Trueba y dissèque chaque sentiment et chaque acte. Son écriture est donc majoritairement descriptive (avec un sens du détail hors du commun et, bien souvent, au ressort comique) ce qui, je pense, agacera puissamment les esprits les plus synthétiques. Dense mais incroyablement fluide, il mêle qui plus est brillamment passé et présent, récit et dialogue – sans guillemets ce qui tend à revitaliser le texte à mon sens mais contrariera peut-être là encore certains lecteurs. Souple enfin, sa plume s'adapte sans cesse à la maturité, au statut social et enfin au caractère de ses protagonistes – c'est ce que j'appelle plus communément le style caméléonBien que les chapitres soient agencés de manière à déjouer toute lassitude (un chapitre = un personnage), l'auteur échoue nécessairement et malheureusementdans sa tâche. Difficile en effet de captiver son lecteur qui, nous le savons désormais grâce à moult études, dispose d'une faculté de concentration limitée, au moyen d'une intrigue qui reflète le quotidien madrilène et, à travers lui, une réalité sociale et familiale. Si pour ma part je ne me suis pas ennuyée, je n'ai pas pour autant été électrisée par Savoir perdre – qui compte tout de même quelques beaux moments. Ainsi, je pense qu'un roman d'une moindre épaisseur aurait été plus percutant ou du moins, qu'il aurait anesthésié dans une moindre mesure les propos de l'auteur.
Propos pourtant – si l'on occulte les quelques clichés (l'enfance d'Osembe notamment) – ô combien intéressants. David Trueba traite en effet des sujets tant politiques et économiques (la différence entre la corruption espagnole et argentine, les attentats de Madrid) que sociaux (la prostitution, le chômage, l'immigration) et philosophico-moraux (l'infidélité, l'individualisme). Il évoque également la géographie madrilène et, pour mon plus grand plaisir (car je vous rappelle que je suis une grande amatrice), le football de manière très approfondie (dilemmes, pressions, fugacité d'un contrat, transfert de joueurs, passeport de complaisance, relations avec la presse et les supporters, tout y passe). Savoir perdre est donc un roman résolument documenté et moderne.On peut regretter toutefois que ces (nombreux) sujets de société occultent la problématique du roman, malheureusement uniquement effleurée par l'auteur. À la fin du roman, on comprend en effet ce qu'on savait déjà – savoir perdre, c'est gagner (en lucidité, maturité, expérience...) – mais on reste sur notre faim. Un tel titre aurait assurément gagné à être approfondi. De même pour la thématique du meurtre qui, peut-être cela dit car je lis en parallèle Crime et Châtiment, aurait mérité d'être davantage analysée à mon sens. Dans son ensemble toutefois, le roman de David Trueba propose une réflexion sinon originale du moins intéressantesur la crise des valeurs et du vivre-ensemble.En résumé, un roman choral lucide et sensible qui fait la part belle aux femmes (peut-être un peu trop d'ailleurs !) et un portrait méticuleux de l'Espagne en ce début de siècle que seule la longueur pourra desservir.
Le petit plus Savoir perdre permet de découvrir – ou de réviser –langues mortes et langues vivantes via différents registres qui plus est : le latin philosophique avec Spinoza ("Unaquaeque res, quantum in se est, in suo esse perseverare conatur" c'est-à-dire "Chaque chose s'efforce, autant qu'elle le peut, de persévérer dans son état"), l'italien du quotidien avec l'expression "Non piangere, coglione, ridi e vai" que l'auteur explicite par un "inutile de se plaindre" et qui signifie littéralement, si mes recherches sont justes "Ne pleure pas, couillon, ris et ça va passer" ou encore l'allemand journalistique.N'hésitez pas si :
- l'Espagne du XXIème siècle vous intéresse (l'auteur brosse un portrait sans fard de son pays natal) ;
- vous aimez les romans chorals* ;
- les dialogues incorporés au récit sans le moindre signe distinctif (comprenez, sans guillemets) ne vous dérangent pas ;
Fuyez si :
- vous avez horreur du football et du business qui l'entoure (c'est l'un des thèmes du roman) ;
- les scènes de sexe vous incommodent (attention, ce n'est pas un roman érotique pour autant mais je tenais à souligner qu'il y en avait quelques unes, notamment des scènes de prostitution) ;
- vous aimez les lectures rapides (il fait 700 pages alors il va falloir vous armer de patience !) ;
***
Le conseil (in)utile
Savoir perdre rejoint Ma vie de chien dans la catégorie des livres à ne pas mettre entre les mains de quelqu'un sous Prozac. Sans dire qu'il est pessimiste – car il ne l'est pas – il reflète toutefois le quotidien désillusionné de la société madrilène. C'est donc un roman dont on sort ému, enrichi mais pas joyeux.
En savoir plus sur l'auteur
La quatrième de couverture le décrit ainsi : "David Trueba, né en Espagne en 1969, est journaliste de formation. Il est aujourd'hui un réalisateur et un écrivain prestigieux. Savoir perdre, traduit dans une dizaine de pays, a été couronné par le Grand Prix national de la critique en 2008". J'ajoute quant à moi qu'il est également scénariste et qu'il n'est autre que le frère de Fernando Trueba. Il a enfin été nominé et primé à plusieurs reprises – dont le prix du meilleur film – pour Soldados de Salamina (source : wikipedia.org).Ce livre s'inscrit dans trois de mes challenges : les 170 idées, le tour du monde et à tous prix.