Les dinosaures herbivores massifs foisonnaient sur l’île-continent de Laramidia au Crétacé supérieur, visiblement sans entrer en compétition pour la nourriture. Nous savons maintenant pourquoi, grâce à l’étude de crânes et de mâchoires trouvés en Alberta, au Canada : chacun avait sa propre niche alimentaire !
Au Crétacé supérieur, les dinosaures herbivores massifs qui vivaient au niveau de la formation géologique de Dinosaur Park avaient des niches alimentaires différentes. Voilà le secret de leur cohabitation. De gauche à droite, les espèces représentées par Julius Csotonyi sont Chasmosaurus belli, Lambeosaurus lambei, Styracosaurus albertensis,Euoplocephalus tutus, Prosaurolophus maximus, Panoplosaurus mirus. Le troupeau en arrière-plan se compose de S. albertensis. © Jordan Mallon, Jason Anderson, Plos One, 2013
Voilà 75 millions d’années, au Crétacé supérieur, le continent nord-américain ne ressemblait en rien à l’actuel. Il était divisé en deux parties par la voie maritime intérieure de l'Ouest. En 1996, la masse orientale a reçu le nom de Laramidia. En réalité, il s’agit d’une île-continent de 4 à 7 millions de km2, qui suscite encore de nos jours de vives interrogations chez les paléontologues. La raison : Laramidia était peuplée par plusieurs espèces de dinosaures herbivoresparticulièrement massifs. Les adultes de six à huit d’entre elles pesaient plus d’une tonne : autant dire qu’ils mangeaient beaucoup.
Cette abondance en espèces est connue grâce à la découverte de restes fossilesd’hadrosauridés, de cératopsidés et d’ankylosaures, entre autres, dans la formation géologique de Dinosaur Park (Campanien supérieur), en Alberta (Canada). Or, les faits n’ont pas changé depuis le temps des dinosaures, les animaux ayant les mêmes niches écologiques tendent naturellement à entrer en compétition, jusqu’à ce que le plus faible disparaisse. Ainsi, comment expliquer une telle présence de « mégaherbivores » ?
Pour certains, l’explication résiderait dans la physiologie des dinosaures, qui devaient s’alimenter lentement, laissant alors le temps à la végétation de pousser assez vite pour nourrir tout le monde. Pour d’autres, la réponse tient en quelques mots : l’exceptionnelle abondance de la végétation sur Laramidia. Enfin, il existe une troisième hypothèse, celle que viennent d’appuyer Jordan Mallon et Jason Anderson (université de Calgary, Canada) dans la revue Plos One. Pourquoi les différents dinosaures herbivores ne mangeraient-ils pas tout simplement des végétaux différents ?
L'artiste Julius Csotonyi nous livre sa vision de Xenoceratops foremostensis, un dinosaure herbivore découvert au Canada qui ressemble fortement à son cousin le tricératops. Il faisait six mètres de long et aurait pesé jusqu'à deux tonnes. © Julius Csotonyi, 2012
Partitionner la niche alimentaire pour une cohabitation réussie
Pour le prouver, les deux chercheurs ont entrepris une étude écomorphologique, en se focalisant sur 12 mesures linéaires prises sur des crânes et des mâchoires découverts en Alberta. Choisies en fonction d’informations publiées entre autres sur les lézards et les oiseaux actuels, ces longueurs reflètent les propriétés mécaniques des structures osseuses analysées, mais aussi des trajectoires de croissance et la qualité des plantes ingérées. Les données ont ensuite été traitées avec des méthodes statistiques couramment employées en morphométrie.
Chaque groupe d’herbivores étudié (cératopsidés, hadrosauridés et le couple ankylosaures-nodosaures) possédait des caractères propres à un régime alimentaire spécifique. Ainsi, les « mégaherbivores » ont pu cohabiter, car ils se nourrissaient de végétaux différents. Il s’agit d’un cas de partitionnement de la niche alimentaire. Plus étonnant encore, selon les chercheurs, des conclusions tout à fait similaires peuvent être tirées à l’intérieur même des groupes, jusqu’au niveau de la sous-famille. Par exemple, plusieurs cératopsidés différents, taxon auquel appartient le Xenoceratops, pouvaient cohabiter sans souci.
Lors des analyses, il est tout de même arrivé qu’aucune différence significative ne soit soulignée entre des représentants (au niveau de la sous-famille) des groupes cératopsidés et hadrosauridés, ce qui suggère qu’ils pouvaient se concurrencer. Ce résultat statistique est validé par les données fossiles, puisque les animaux incriminés n’ont jamais été découverts dans les mêmes horizons géologiques. Preuve qu’ils ne se rencontraient pas. Ainsi, le secret d’une bonne cohabitation chez les dinosaures herbivores est simple : chacun sa propre nourriture !