Arthur Vergobret, gardien prédestiné du château de Varendes, est convié par la mairie du lieu à assurer la visite culturelle de ce domaine à un groupe de non-voyants composé d'hommes, de femmes et d'enfants, tous munis d'appareils photo, certains arborant des lunettes noires, d'autres n'offrant au regard que leurs yeux semblables à des oeufs écalés. Ils ne peuvent voir, mais sont-ils capables d'entendre? Ainsi commence le nouveau roman de Françoise Baqué, Ce fanal obscur.
La tentation est grande de classer d'emblée ce texte parmi les écrits fantastiques ou gothiques, à l'image de ce rescapé du temps des cendres, espérant le retour du paradis perdu, conscient d'être sans doute le dernier homme sur terre encore capable de penser et d'évoquer le désastre qui a balayé les hommes. Mais on aurait tort de réduire Ce fanal obscur à cette unique dimension plutôt tendance, car le livre de Françoise Baqué ouvre sur bien d'autres perspectives. Ainsi la mémoire des objets et des vieux livres en particulier: Dans les livres, nous étions chez nous, dit Arthur Vergobret, soucieux de préserver ces trésors à l'âge du numérique: Regardez-les. Ils enferment côte à côte les rêves d'un individu, les regrets d'un autre, la description qu'un tel fit de tel fragment du monde visible ou invisible, les idées que tel autre conçut d'un fragment à peine plus grand et qu'il prenait pour le tout. Ils sont serrés les uns contre les autres, leurs odeurs se mêlent, mais bien qu'ils soient remplis de mots ils n'en échangent pas un seul.
Les livres sont au coeur de ce monologue surgi de la nuit des temps, témoins d'un monde où, dirait-on, Arthur Vergobret n'a su trouver sa place: Les livres dessinaient dans mon esprit les contours d'un autre monde qui sans doute, plein de fureurs, de sang, de joies fugitives et de malheurs inimaginables de notre temps, n'était pas plus enviable mais me paraissait au moins plus intéressant. Nostalgique de tout ce qui est voué à la disparition, scrutant les brumes du passé et retiré de cet univers dans lequel il se sent étranger, le voici qui observe: Oui, le vide a un poids, il est très lourd, écrasant même. A quoi rime la mesure d'un temps qui ne va nulle part, verdoiement posthume d'une tige coupée?
Maintenant le monde se tait. Il ne m'envoie plus de signaux d'aucune sorte. Ce n'est pas le silence, oh non, les animaux font beaucoup de bruit, le vent et la pluie aussi, et vous ne sauriez croire combien les végétaux eux-mêmes sont sonores, la nuit je les entends pousser, craquer, se donner l'assaut dans leurs luttes impitoyables; et la terre, et les pierres, l'eau et le sable du fleuve ne cessent de bruire. Mais de tous ces sons, aucun ne m'est destiné, dit encore Arthur Vergobret.
Si les passages consacrés à l'histoire du château de Varendes souffrent de longueurs ou de répétitions, il n'en demeure pas moins que le roman de Françoise Baqué nous interpelle: Nous avons peu à peu échangé tous nos pouvoirs spirituels contre une puissance matérielle. L'humain volant grâce aux engins qu'il a fabriqués ne sera jamais l'égal de l'oiseau, en revanche il a abdiqué ce qui le rendait supérieur à l'oiseau: le vol sans limites de l'esprit.
Sans épouser la mélancolie du gardien de ce château, prenons Ce fanal bleu - un dernier inventaire avant liquidation - qui baigne dans une atmosphère à la Henry James, comme un phare dans la nuit qui voudrait murmurer aux uns: prends garde! et aux autres: la commedia è finita!
Ce fanal m'attire, je marche vers lui, mais à mon approche sa lumière se voile étrangement. Non qu'elle faiblisse, mais la source en devient noire, et au lieu d'éclairer les alentours il y jette, comme un rire, de grands éclats de ténèbres...
Agrégée de lettres et traductrice, Françoise Baqué a publié L'intérieur du désert (Seuil, 1968), Exister le moins possible (Jacqueline Chambon, 2007) et Celle qui détricotait sa vie (chez le même éditeur, 2009). Ce dernier titre a déjà été présenté dans ces colonnes.
Françoise Baqué, Ce fanal obscur (Jacqueline Chambon, 2013)