« We have cash, and cash is king ». En 2009, c’est ainsi que Ahmed al Sayed, un des dirigeants du Fonds souverain du Qatar décrivait la situation de son pays. Le petit émirat gazier, richissime, était alors lancé dans une frénésie d’acquisitions industrielles, commerciales, immobilières et sportives dans le monde. Et il faisait souffler sur le Golfe et au Moyen Orient un vent de changement politique, notamment à travers sa télévision Al Jazeera. Plus tard, Doha allait même jouer les arbitres comme dans le cas de l’Afghanistan, et financer des rébellions armées comme en Libye et en Syrie. L’émir d’alors, cheikh Hamad, se sentait certainement encouragé dans ses ambitions par l’amitié de dirigeants occidentaux comme Tony Blair ou Nicolas Sarkozy, mais surtout par la protection du Pentagone, qui avait choisi le Qatar dès le début des années 2000 comme le Quartier Général de ses opérations dans le sous-continent indien et en Mésopotamie.
Au début du mois de juillet, alors que les militaires égyptien mettaient fin à la parenthèse d’un gouvernement dirigé par les Frères Musulmans, Hisham Ramez, le président de la Banque centrale égyptienne a pris un avion en direction du Golfe. Le Caire était encore le théâtre d’affrontements entre fidèles du président déchu Mohamed Morsi, et l’armée, mais l’issu de cette reprise en main faisait peu de doute, et M. Ramez avait un problème urgent à régler. Les réserves de la Banque centrale égyptienne étaient au plus bas : elles s’établissaient au dessous de 15 milliards de dollars, moins de la moitié de ce qu’elles étaient (36 milliards) au début du « printemps égyptien » en 2011. En clair, l’état, le plus grand employeur d’Egypte, était sans le sou, et incapable de payer ses fonctionnaires et d’alimenter une économie qui dépend largement des subventions et des dépenses publiques.
Le voyage de M. Ramez a été couronné de succès. Quarante huit heures après son départ, il rentrait au Caire, avec dans son attaché case la somme rondelette de 12 milliards de dollars. Un bol d’air, qui devait permettre comme par miracle de livrer du carburant aux stations-services à sec depuis plusieurs semaines. De rétablir la fourniture d’électricité, dont les coupures avaient tant fait pour tourner l’opinion publique contre l’administration de M. Morsi. Et de rassurer les fonctionnaires sur le paiement de leurs salaires. En somme, avec l’arrivée des militaires, tout allait rentrer dans l’ordre, pouvait-on espérer sur les bords du Nil.
La destination de M. Ramez dans le Golfe est intéressante. Il s’est rendu à Abu Dhabi, la capitale des Emirats arabes unis, une association de petite principautés, elles aussi richissimes, mais plus discrètes que Qatar, et beaucoup moins téméraires dans l’usage de leurs trésors à des fins géopolitiques. C’est là que le directeur de la banque centrale du plus peuplé des pays arabes est allé chercher de l’aide : trois donateurs, les Emirats, l’Arabie Saoudite, et le Koweit, lui ont fourni un cocktail de recapitalisation de sa banque, de prêts bonifiés, de produits pétroliers gratuits, et surtout de « cash », ce fameux « cash » qui fait et défait les « rois ». En tout 12 milliards, qui vont être les bienvenus dans un pays dont la moitié des 90 millions d’habitants vivent avec deux dollars par jour.
M. Ramez s’est abstenu d’un saut d’avion à Doha, la capitale du Qatar, et cette omission a été remarquée dans le Golfe et au-delà. D’autant plus que le Qatar a été le soutien financier le plus généreux de l’administration Morsi avec un engagement de 8 milliards de dollars, depuis l’élection du candidat des Frères musulmans. Mais clairement, les nouveaux hommes forts du Caire et ceux qui les soutiennent, ont décidé que le « cash » du Qatar n’était plus le bienvenu et qu’ils préféraient alors chercher ailleurs la liquidité qui leur fait défaut.
Cet épisode démontre sans doute les limites de l’argent facile, et des dépenses tous azimuts. Il illustre aussi la brutale perte d’influence du Qatar, qui correspond au passage du flambeau de cheikh Hamad à son fils, cheikh Tamim. Le jeune homme a déjà annoncé qu’il allait se montrer plus prudent dans l’usage des immenses richesses de son pays. Sans doute a-t-il compris la leçon de l’orgueilleux gratte-ciel que le Qatar a financé à Londres : « the Shard », est la plus haute tour de Londres, et d’Europe. Elle a couté plus d’un milliard et demi d’euros, mais elle reste désespérément vide depuis son inauguration en juillet 2012. Cheikh Tamim doit aussi avoir tiré la leçon de la guerre en Syrie, l’entreprise la plus périlleuse du Qatar au Moyen Orient. Après plus de deux ans de soutien financier et matériel à la rébellion, le Qatar n’a pas abouti à la chute du régime de Bachar al Assad. Et se trouve incapable de contrôler les conséquences d’une déstabilisation plus large de la région.
Un autre dirigeant du Fonds souverain de Qatar a lui aussi fait une remarque intéressante à l’époque où l’émirat déployait tous azimut sa puissance financière. « Quelle est votre stratégie ? » avaient demandé des journalistes à Hussein al Abdulla. Celui que la presse du Golfe a baptisé « le Docteur », avait répondu : « no strategy », « pas de stratégie ». Aujourd’hui, pour le Qatar, et le reste du monde arabe, ce mariage de beaucoup d’argent et d’absence de grandes idées fera ressentir encore pour longtemps ses effets nocifs.