Janvier 1992.
Les semaines continuent à être oppressantes.
Chaque discussion me laisse sur le qui-vive.
Les choses se délitent. Ma mère perd le pouvoir de plus en plus.
Psychologie inefficace.
Pourquoi s'afflige-t-elle ces longues conversations. Sans doute parce-qu'elle est atteinte par ce syndrome dangereux de l'espoir d'un changement ? Sans doute est-elle encore amoureuse de lui ?
Moi. Ces conversations me font peur. Ces gardes rapprochées me fatiguent.
Joséphine, elle, se protège. Samuel est de visite. Alors ils partent ensemble. Au restaurant. Au parc. Au cinéma. Elle fuit les problèmes de ses parents à l'aube de sa majorité... Et vit son histoire d'amour pleinement.
Sans doute a-t-elle raison ? Sans doute est-elle trop fragile pour continuer à accepter l'horreur ?
Moi. Ces négociations me contaminent le ventre de douleur. Je deviens nerveux.
Alors, cet après-midi, je retrouve un instant de douceur. Je promène ma chienne dans le parc qui se trouve juste à côté de l'immeuble où nous habitons.
Joséphine est partie avec Samuel.
Mes parents regardent la télévision. Une émission sur les Jeux Olympiques d'Albertville qui se dérouleront dans quelques jours.
Tout va bien.
Je m'accorde ce moment de bonheur avec Sally... Ma fidèle compagne de joie et de douceur...
J'attache la laisse à son collier. Et nous sortons.
Je traverse le long couloir de l'immeuble du 8ème étage où nous habitons.
Cinq portes jaune vif. Celles de nos voisins.
Je descend un étage pour gagner l'ascenseur qui se trouve au septième. A croire que le constructeur avait oublié que l'immeuble comportait huit étages.
Je rentre dans l'ascenseur. J'appuie sur le touche "RDC".
Sally grimpe sur moi à l'aide de ces deux pattes avant. Elle me fait la fête, avec sa queue qui remue très rapidement et cogne sur la tôle de la porte de l'ascenseur, ce qui provoque un boucan terrible mais amusant.
Arrivés au rez-de-chaussée, nous courons dans ce hall qui résonne sous nos pas, jusqu'à la grande porte de l'immeuble.
Et nous sortons dehors.
La neige. Un blanc effroyable mais doux.
- Viens Sally...! Viens ma chérie... On va courir... On va glisser sur la neige. On va faire les fous. On va se jeter dans la neige. On va se tremper...!
Mes joues sont écarlates de froid et d'euphorie. Je cours, traîné par Sally, plus ivre encore que moi de cette liberté instantanée. La laisse tendue à son maximum tellement elle court plus vite que moi. Chienne de chasse qui tient à conserver sa réputation... même dans une zone suburbaine passablement entretenue...
- Non... ne tire pas ! Sally attend moi !
Un vertige, un essoufflement violent qui me fait le plus grand bien. Je crie de joie, soûlé par cet air vif et dur, accompagné par les aboiements de Sally, encore plus folle de joie que moi.
Puis nous nous arrêtons. Fatigués par tant de course effrénée... Quelques minutes...
- Tu crois que maman et "l'autre" vont se remettre ensemble ?... Hein Sally ? Tu crois ? Pourquoi est-ce qu'il tape ? Pourquoi ? Toi aussi il t'a tapé... Oui, ma Sally... On a rien fait... il nous a tapé, et on avait rien fait...
Je me blotti contre ma chienne qui est encore toute agitée de pouvoir faire la folle. C'est une fête improvisée dont elle ne perd aucun instant.
Nous ne parlons pas le même langage.
Sans doute ne me comprend-elle pas ?
Je me dis à ce moment que peut-être elle ne se rend pas compte. C'est une chienne. Elle pense que c'est normal que son maître lui donne parfois des coups de pieds dans le ventre. A elle. A ma mère...
- Allez, viens Sally... il faut qu'on rentre...
Nous marchons calmement en direction de l'appartement. Moi, plongé dans mes pensées vertigineuses. Elle s'attardant parfois sur un bout de papier, un tronc d'arbre, pour sentir... renifler...
- Allez Sally... Viens....
Elle traîne. Cherchant des prétextes olfactifs pour retarder le moment de rentrer.
Quand nous approchons de l'immeuble, j'entends des bruits, bizarres. Comme des cris. Qui viennent de très loin.
Une panique me fait hâter mon pas... Tirant sur la laisse afin d'accélérer la marche.
Au pied de l'immeuble, les cris sont encore plus proches.
Je lève la tête pour regarder au sommet de ce grand immeuble où nous habitons.
C'est un vertige colossal.
Au huitième étage, je vois la tête de ma mère suspendue dans le vide. "L'autre" penché sur elle en train de l'étrangler.
(A suivre)