Elijah
— La fumée ne vous dérange pas je suppose, décréta-t-il plus qu’il ne demanda en allumant sa cigarette sans attendre ma réponse.
Entre deux bouffées, Delanay m’étudia à la dérobée au travers des volutes de fumée. Il débarrassa la table des dossiers qui l’encombraient et les entassa à même le sol.
— Désolé pour le désordre et pour le côté spartiate de la décoration mais je n’attendais pas de visite, s’excusa-t-il faussement en prenant place à un bout de la table.
Il m’invita d’un geste à faire de même en me désignant la chaise face à lui.
Je restai néanmoins debout pour arpenter la pièce de taille modeste, envahie par des cartons pour beaucoup encore fermés. L’appartement de Delanay tranchait singulièrement avec la sophistication apparente du personnage. Il ne comportait à première vue que deux pièces au papier peint vieilli et décollé par endroits. Son mobilier se résumait à une table encadrée de deux chaises et à un matelas posé à même le sol que j’apercevais dans la pièce voisine. Le reste était encore emballé et repoussé dans les coins. Je sentis son regard posé sur moi tout le temps que dura mon inspection.
— Vous vous rendez compte que vous venez d’inviter un vampire chez vous ? demandai-je en prenant finalement place face à lui.
Il sourit discrètement.
— Ce qui fait de moi un parfait imbécile, n’est-ce pas ? répliqua-t-il.
— Je ne crois pas, non, et c’est bien ce qui m’inquiète, confessai-je en m’accoudant sur la table. J’avoue que vous m’intriguez.
Ses yeux se plissèrent imperceptiblement. Ses grandes jambes se décroisèrent et il approcha sa chaise de la table pour imiter ma position. Il prit toutefois le temps de tirer une dernière fois sur sa cigarette et l’écrasa dans un cendrier posé entre nous avant de répondre.
— Pour être tout à fait franc vous-aussi: je ne m’attendais pas à avoir ce genre d’entretien avec vous aussi tôt. Mais puisque vous y tenez, cela va me faire gagner du temps et de l’énergie. Que voulez-vous savoir ?
— Comment connaissez-vous l’existence des vampires ?
Il éclata d’un rire franc et spontané qui m’horripila au plus au point.
— J’ai été flic à la Nouvelle Orléans pendant plus de 20 ans. Les cadavres vidés de leur sang, les disparitions, cette lamentable petite guerre que se livrent vos semblables dans le quartier français pour imposer leurs lois… Il faut tôt ou tard se rendre à l’évidence et accepter l’inconcevable.
— Qu’est-ce que vous me voulez ? Pourquoi me faites-vous suivre ?
Son visage perdit soudain cet air arrogant qu’il arborait la plupart du temps. Il me fixa de longues secondes et semblait hésitant sur ce qu’il allait me répondre.
— J’ai besoin de votre aide pour une affaire un peu particulière, lâcha-t-il dans un souffle.
J’haussai les sourcils d’étonnement et me renversai contre le dossier de la chaise pour le jauger avec perplexité.
—Notre première rencontre et la convocation d’Angel ressemblaient furieusement à une menace et là vous me demandez de l’aide ? Vous vous fichez de moi ?
— J’avais besoin d’être sûr de pouvoir vous faire confiance. J’avais entendu parler de vous lorsque j’étais encore à la Nouvelle Orléans. On vous présentait comme un vampire intègre qui n’a qu’une parole. Je voulais m’assurer que c’était bien le cas. Je sais que vous avez tué ces hommes pour elle et que vous feriez n’importe quoi pour la protéger. C’est pour ces raisons que j’espère que vous comprendrez ma démarche.
Il se leva et quitta la pièce un instant avant de revenir en tenant un dossier qu’il me présenta.
— C’est une affaire non résolue qui remonte à 1990.
— Vous voulez que je vous aide à résoudre une affaire vieille de 23 ans ? m’étonnai-je.
Il se rassit et m’invita à prendre connaissance des documents jaunis par le temps. La photo aux couleurs fanées d’une jeune femme brune m’apparut dès la première page. Elle devait avoir dans les 25 ans, un visage fin et souriant, des yeux sombres et rieurs. Je la contemplai un instant avant de parcourir des yeux la page de renseignements qui suivait. Mon attention fut immédiatement attirée par son nom de famille. Je levai les yeux vers Delanay qui tenaient les siens baissés sur la photo.
— C’était ma femme, Amanda, me confirma-t-il.
Ses traits se troublèrent brièvement mais il se ressaisit aussitôt et se redressa sur sa chaise pour se redonner une contenance.
— Je l’ai retrouvée morte au milieu de notre salon. Son corps exsangue présentait une blessure au niveau de la veine jugulaire. Comme souvent dans ces cas là, l’affaire a été curieusement classée sans qu’il y ait d’enquête, m’exposa-t-il froidement comme s’il parlait d’une affaire qui ne le regardait pas.
Il plongea sa main dans la poche de sa veste pour en sortir son paquet de cigarette. Il en alluma une et tira une longue bouffée.
— C’est tout de même pratique de pouvoir hypnotiser les agents de police ou de se débarrasser de manière plus expéditive de ceux qui auraient la mauvaise idée de se prémunir contre vos dons, n’est-ce pas ? Je ne compte plus le nombre de collègues curieusement disparus à la suite d’une enquête dans votre milieu, m’expliqua-t-il avec une amertume non dissimulée.
Je pouvais difficilement le contredire. Depuis que mon frère Klaus s’était mis en tête de reconquérir cette ville que ma famille avait contribué à bâtir, les conflits n’avaient cessé de s’aggraver entre les deux clans rivaux qui s’opposaient pour garder le contrôle du quartier français. Au milieu de ces rivalités entre les miens et celui qui avait dirigé la ville pendant notre absence, les humains étaient sans conteste les premières victimes. En effet, rien ne devait paraître aux yeux du monde, aucun des combats que Klaus et Marcel s’étaient livrés et se livraient encore, aucune de leurs manigances pour contrôler l’économie locale, pour assujettir les forces de l’ordre et les représentants du monde magique. Pendant longtemps, trop longtemps, j’avais tout fait pour que tout cela reste secret. Me replonger tout d’un coup dans les souvenirs de cette période que je préférais oublier finit de m’exaspérer. Je ne voulais plus rien à voir avec tout cela. C’était une période révolue de ma vie.
— Je ne peux rien pour vous lieutenant. C’était il y a longtemps, je ne vois pas comment je pourrais retrouver celui qui a fait cela puisque c’est de toute évidence ce que vous attendez de moi.
Je refermai le dossier et reculai ma chaise pour me lever.
— Vous n’y êtes pas : je connais l’identité du vampire qui a tué ma femme et je sais où il se trouve. Et c’est bien pour cela que j’ai besoin de vous. Je ne peux pas détruire ce monstre moi-même mais vous oui.
Je lâchai malgré moi une exclamation de surprise amusée. Cet homme ne doutait décidemment de rien. J’appuyai mes deux mains sur la table pour le surplomber.
— Pourquoi ferais-je une chose pareille pour un homme que je ne connais même pas ?
Il se leva à son tour et imita ma position.
— Parce que vous n’êtes pas à la Nouvelle Orléans, Monsieur Mikaelson. Vous êtes seul ici. Seul face à un dossier d’enquête qui vous désigne comme le principal suspect dans deux affaires de meurtre avec pour complice une jeune femme que tout relie aux victimes.
— Vous me menacez à nouveau ? soufflai-je entre mes dents serrées. Faites attention Delanay. Je pourrais vous séquestrer jusqu’à ce que la verveine ne fasse plus effet et vous contraindre à classer ces affaires avant de me débarrasser de vous dans la foulée.
— Et c’est bien pour cela que je me suis assuré que toutes mes notes et toutes mes recherches à votre sujet soient rendues publiques s’il m’arrivait quoi que ce soit. Mais je vous assure que ce n’est pas du tout mon but. Aidez-moi et je détruirai ces documents et classerai définitivement l’enquête, répliqua-t-il aussitôt comme s’il craignait que je mette à exécution mes menaces avant qu’il n’ait achevé de me convaincre.
Je me redressai pour le toiser.
— Vous pensiez sincèrement pouvoir négocier quoi que ce soit avec moi ? Vous n’êtes pas le premier à découvrir la vérité et à tenter d’en tirer un quelconque profit mais peu sont encore en vie pour s’en vanter. Diffuser toutes les informations que vous voulez, vous passerez pour un illuminé et, moi, j’aurai disparu depuis longtemps. Quant à votre enquête, vous n’avez que deux petits escrocs morts à plusieurs centaines de kilomètres de distances. Vous n’avez aucune preuve tangible.
Je reboutonnai le bouton de ma veste. Cette conversation avait déjà trop duré.
— Je suis navré pour votre femme mais tenez-vous éloigné de mon monde. C’est un conseil, conclus-je.
Il se laissa retomber nonchalamment sur sa chaise. Il ne semblait pas le moins du monde étonné de mon refus.
— Ce monstre a tué ma femme. Il le paiera d’une manière ou d’une autre quelles qu’en soient les conséquences pour moi. Mais je suis sûr que vous comprenez. Vous n’en feriez pas moins pour cette jeune femme pour qui vous vous êtes mis à découvert de manière stupide et imprudente.
Ses yeux bleus, levés vers moi, prirent un éclat dur et déterminé.
— Le désir de vengeance rend irrationnel, vous le savez bien Monsieur Mikaelson, mais le plaisir que l’on éprouve en l’assouvissant doit être incomparable. Osez me dire que vous ne vous êtes pas délecté à traquer cette crapule qui l’a agressée et cet ignoble monstre qui l’a maltraitée pendant des années ? Aidez-moi à connaître ce sentiment aussi. Je ne peux pas atteindre ce vampire sans vous.
— Je ne suis navré. Trouvez quelqu’un d’autre.
Je pris congés sans un mot de plus. Il ne tenta pas de me retenir.
Je rentrai à l’appartement sans plus attendre. Dès qu’elle me vit entrer, Angel se leva d’un bond du canapé sur lequel elle était en train de s’entretenir avec Derek pour venir à ma rencontre. Tous deux me pressèrent du regard pour savoir ce qui l’en était. Je leur relatai dans le détail le contenu de cette conversation totalement inattendue qui ne manqua pas de les surprendre également.
— Un flic qui veut s’octroyer les services d’un originel pour tuer un vulgaire vampire. Les valeurs se perdent de nos jours : plus aucun sens de la hiérarchie et de la morale, s’apitoya exagérément Derek en s’affalant sur le canapé.
L’apparente décontraction de mon avocat contrastait avec l’appréhension qui plissait le front d’Angel.
— Et s’il dévoile vraiment tout ce qu’il sait sur toi ou que son enquête finisse par aboutir ?
— Nous serons partis bien avant, la rassurai-je.
— Mais Charlène ? Tu avais promis de….
— Et je tiendrai parole. Nous resterons tant qu’elle ne sera pas sortie de l’hôpital, lui assurai-je en prenant son visage inquiet entre les mains.
Elle s’apaisa quelque peu et vint se blottir contre moi. Mes bras se refermèrent sur elle. J’en oubliai sur le coup la présence de Derek qui assistait à la scène avec une expression dubitative.
— J’ai comme l’impression d’avoir loupé quelques chapitres mais apparemment tout est bien qui finit bien. Et comme je me sens tout d’un coup légèrement de trop, je vais me contenter de disparaître, conclut-il avec ses gestes théâtraux habituels.
Je l’apostrophai néanmoins à nouveau avant qu’il ne franchisse le seuil.
— Derek ? Fais malgré tout quelques recherches au sujet de la femme de Delanay pour vérifier que cette histoire de meurtre est vraie et peut-être utiliser tes contacts dans la police pour voir ce qu’il y a vraiment dans son dossier d’enquête. Je n’ai pas envie d’avoir d’autres surprises.
— C’était bien dans mes projets Maître, ne nargua-t-il avec un sourire caustique.
La porte allait se refermer sur cet incorrigible pitre lorsque sa tête réapparut dans l’entrebâillement
— J’oubliais: votre esclave vous invite cordialement à sa réception d’anniversaire après demain. Le costard et le jean sont à bannir, lâcha-t-il en désignant du doigt nos tenues respectives.
Il disparut avant que l’on puisse répliquer quoi que soit. Lorsque mon attention se reporta à nouveau sur Angel, elle arborait un large sourire que je ne lui avais pas vu depuis longtemps. Je ne lui avais pas vraiment donné l’occasion de le faire depuis la mort de Greg et je ne pus m’empêcher de m’en vouloir. Il me tardait de pouvoir lui offrir une vie plus insouciante où elle n’aurait plus à s’inquiéter de rien, loin de cette ville et de tout ce qui s’y rattachait.
— Tu veux y aller ? Tu sais qu’il risque d’y avoir beaucoup d’avocats à cette soirée, la taquinai-je.
— C’est un sacrifice que je consens à faire pour te voir sortir sans costume, répliqua-t-elle avec un sourire malicieux en dénouant mon nœud de cravate pour passer une main dans l’encolure.
Ses joues s’étaient légèrement empourprées comme à chaque fois qu’elle avait ce genre de geste tendre à mon égard. Mais soudain sans raison apparente son visage se fit plus grave. Elle ôta sa main et me fixa avec insistance, hésitant à me faire part de cette pensée qui venait de la traverser et qui de toute évidence la perturbait.
— Parle-moi de la Nouvelle Orléans.
Sa requête me prit quelque peu au dépourvu.
— Cela n’a aucun intérêt, tranchai-je en tirant d’un geste un peu trop brusque sur ma cravate pour m’en défaire tout à fait.
Stupidement, je pensai pouvoir m’en sortir sans problème avec ce genre de répondre abrupte et en tournant les talons pour me réfugier dans mon bureau. Mais elle ne tarda pas à me faire comprendre que le nouveau tour qu’avait pris notre relation lui conférait dorénavant le droit de connaître certains aspects de ma vie que je m’étais jusque là ingénié à lui dissimuler. Aussi m’emboita-t-elle le pas jusqu’à la bibliothèque et s’adossa contre la porte qu’elle venait de refermer derrière elle comme si son poids plume pouvait m’empêcher de sortir si je le décidais.
— Crache le morceau Mikaelson ! Cela fait deux mois que je te déballe ma vie, c’est à ton tour maintenant, m’intima-t-elle avec un air bourru en croisant les bras sur la poitrine.
— Je t’ai déjà raconté toute mon histoire, m’entêtai-je en fouillant inutilement dans les tiroirs de mon bureau.
— Pas cette partie là en tout cas !
— J’ai près de 1000 ans : pas évident de faire dans le synthétique et l’exhaustif, répliquai-je avec une condescendance qui l’agaça visiblement.
J’évitai son regard furibond et entrepris de tirer un quelconque dossier d’un des tiroirs de mon bureau. Je l’étalai devant moi pour donner l’illusion d’un travail à faire et ainsi la persuader de partir sans avoir à la congédier. Cette minable manœuvre se solda bien entendu par un échec. Elle franchit d’un pas décidé les quelques mètres qui nous séparaient, contourna le bureau et vint poser son postérieur sur les feuilles étalées devant moi. Je reculai mon fauteuil dans lequel je me calai pour contempler cette entêtée qui avait repris sa pause de cerbère en croisant les jambes et bras sans me lâcher du regard. Je m’appuyai contre l’accoudoir et me frottai vigoureusement la tempe. Je tâchai de prendre un air excédé mais en réalité je luttai contre une envie grandissante de la prendre sur le champ sur ce bureau ne serait-ce que pour lui apprendre à ne pas me défier de cette manière. J’aurais peut-être cédé à la tentation si elle n’avait pas pris soudain un air grave qui me fit culpabiliser d’avoir eu ce genre de pensées.
— Je ne comprends pas pourquoi tu esquives toutes mes questions lorsqu’il s’agit de parler de toi.
— Qu’est-ce que cela t’apportera de plus de connaître les périodes les moins glorieuses de ma vie ?
— Qu’est-ce que cela t’a apporté de connaître les miennes ? riposta-t-elle.
Je levai les yeux au ciel et soupirai de dépit.
— Qu’est-ce tu veux entendre Angel ? Que je suis un chevalier servant qui ne tue que pour protéger sa belle, un vampire qui course les écureuils dans Central Park la nuit pour se nourrir et ainsi épargner les innocents humains? Je suis désolé de te décevoir mais ce n’est pas le cas.
— Je le sais bien…
— Non tu ne sais pas ! l’interrompis-je brutalement. J’ai tout fait pour protéger ma famille pendant des siècles: j’ai tué et torturé tous ceux que je considérais comme une menace. J’ai utilisé et manipulé des innocents pour mon propre intérêt.
— Tu l’as fait pour les tiens…, tenta-t-elle de me défendre alors que le souvenir de certains de mes actes me revenaient brutalement en mémoire et me faisaient horreur.
— Et cela excuse tout, tu penses ? Tu voulais que je te parle de la Nouvelle Orléans ? Très bien, parlons-en.