L’impact attendu n’a rien de prodigieux pour un accord d’une telle envergure, malgré des implications très concrètes pour les entreprises et même si un demi-point de croissance ne serait pas superflu pour déboucher l’horizon européen. Les États-Unis et l’UE pèsent à eux deux près de la moitié du PIB mondial, du tiers du commerce mondial de biens et plus de 40 % des échanges de services. D’après le Center for Economic Policy Research, les gains réciproques à l’échange devraient générer une croissance additionnelle de 0,3 à 0,5 % dans l’UE et de 0,2 à 0,4 % aux États-Unis, en cas de succès. L’institut de conjoncture allemand IFO évoque 400 000 emplois supplémentaires dans l’UE, dont 110 000 en Allemagne.
Pour une efficacité optimale, les ALE doivent être signés entre des partenaires commerciaux qui échangent modérément, avec des tarifs douaniers importants. Le contexte est à l’opposé : les droits de douane sont en moyenne inférieurs à 3 % et le Service économique régional de Washington considère que « l’économie transatlantique est l’espace commercial le plus intégré au monde ». Quoi qu’il en soit, les entreprises européennes qui exportent vers les États-Unis gagneront en compétitivité, mais l’inverse est aussi vrai : les exportateurs américains seront mieux armés pour attaquer le marché européen.
Conséquence de la paralysie du système multilatéral, les grands acteurs du commerce cherchent à s’appuyer sur un bilatéralisme de circonstance pour orienter l’avenir du commerce mondial. Parmi les raisons de l’échec de Doha, le refus des États-Unis d’abandonner leur système de subventions agricoles, en particulier dans la production de coton, a joué un rôle important. Mais il est aussi devenu plus difficile pour les grands blocs commerciaux d’imposer leur volonté par consensus, à partir du moment où les pays en développement parviennent à camper sur une position commune. Si cette position doit officiellement servir à poser les bases de l’évolution future du système commercial multilatéral, elle présente surtout l’avantage de négocier entre poids lourds : Américains et Européens ont ouvert, séparément, des discussions avec le Japon et les États-Unis entament fin juillet le 18ème cycle de négociations du Trans-Pacific Partnership (TPP) avec huit pays d’Asie du Sud-Est, d’Océanie et d’Amérique Latine, selon une approche globale similaire à celle du TTIP.
La singularité du TTIP réside dans la taille des marchés des États-Unis et de l’UE, qui les place dans une situation de policy maker. Leur importance confère aux négociateurs la faculté de tracer indirectement les contours des grandes évolutions du commerce mondial dans les années à venir. C’est là tout l’enjeu de ce retour au bilatéralisme : si les États-Unis et l’UE parviennent à un accord, les normes définies en commun dans des domaines allant de l’agriculture aux services financiers, en passant par l’accès aux marchés publics, seront en mesure de s’imposer de facto au reste du monde.
Malgré cet intérêt réciproque, l’aboutissement des négociations est loin d’être garanti. La légitimité de la démarche est remise en cause, particulièrement en Europe où l’on craint un alignement par le bas des normes financières, environnementales et agroalimentaires. Certaines voix se font également entendre de l’autre côté de l’Atlantique. C’est le cas du prix Nobel, Joseph Stiglitz (« The Free-Trade Charade »), pour qui l’intérêt national des pays signataires doit passer avant les avantages commerciaux, par exemple en matière de régulation financière et de propriété intellectuelle. Il constitue même l’un des rares soutiens de « l’exception culturelle » française outre-Atlantique, en rappelant que l’industrie audiovisuelle de l’Hexagone génère des gains sociaux importants pour un coût réduit en termes de subventions : « Qui peut croire qu’un film d’auteur français sera un concurrent sérieux pour les blockbusters américains de l’été ? ».
Pour autant, la posture française, aussi légitime soit-elle sur le fond, et l’affichage des divergences politiques entre États membres ne placent pas la Commission en position de force au moment d’entamer les discussions. Les réactions (faussement) indignées à la suite de l’Affaire Snowden ne suffiront pas à rétablir l’équilibre, d’autant que la publication intempestive du mandat complet donné par le Conseil à la Commission européenne a déjà dévoilé, au vu et au su de tous, les lignes rouges que l’Europe n’entend pas franchir. Pourtant, c’est l’avenir du commerce mondial qui est en jeu.