11 juillet 2013 | Par Martine Orange Médiapart
Le ministre des finances vient de tirer un trait sur une autre promesse de la campagne présidentielle : il n’y aura pas de taxe sur les transactions financières , en tout cas, pas comme le souhaitait la commission européenne. Le lobby bancaire a une nouvelle fois gagné.
Les députés européens et les associations, qui s’alarmaient depuis plusieurs semaines, sur le jeu français dans les discussions sur le projet européen de taxation des transactions financières, avaient raison. Ce qui se tramait en coulisse est désormais public : la France fait marche arrière toute sur la taxation des transactions financières. Sans ménagement, le gouvernement français est en train de saborder un des rares projets européens qui se donnait pour objectif de tirer quelque leçon de la crise financière et de reprendre la main face à la finance.
© ReutersLe changement de pied a été annoncé par le ministre des finances lui-même, ce jeudi 11 juillet. Pour lui, le projet européen va beaucoup trop loin. « La proposition de la Commission, je lui ai fait cette remarque, m'apparaît excessive et risque d'aboutir au résultat inverse si nous ne remettons pas les choses dans les rails », a soutenu Pierre Moscovi.
Comme lors de l’annonce de l’enterrement de la réforme bancaire, (voir la réforme bancaire est taillé en pièces par le lobby des banques) le ministre des finances a d’abord réservé cette annonce aux banquiers, réunis dans le cadre d’un colloque organisé par Europlace, le lobby financier chargé officiellement de veiller au « rayonnement de la place de Paris ».
Face à un auditoire acquis d’avance, le ministre des finances a repris à son compte l’argumentaire des banquiers. « La taxe sur les transactions financières suscite des inquiétudes quant à l'avenir industriel de la place de Paris et quant au financement de l'économie française », a-t-il expliqué avant d’approuver : « Sa mise en oeuvre rencontre de nombreux obstacles et de nombreuses questions ». « Le travail que je veux mener, c'est un travail d'amélioration de la proposition de la Commission pour mettre en œuvre une taxe qui ne nuise pas au financement de l'économie », avant de promettre une large concertation avec les professionnels pour travailler à sur les amendements jugés nécessaires.
Mais comment expliquer un revirement si net avec la position traditionnelle française ? A-t-il été entériné par l’Elysée, ou Pierre Moscovici en a-t-il pris seul l’initiative, sous la pression de son administration ? La France a été un des premiers pays à soutenir l’idée d’une taxe Tobin en Europe. Dès le milieu des années 2000, le président Jacques Chirac s’était déclaré favorable au projet. Nicolas Sarkozy en avait repris finalement l’idée et jeté les premières bases en France. François Hollande, lors de sa campagne présidentielle, avait promis de tout mettre en œuvre pour l’instituer au niveau européen.
Bousculés par la crise financière de 2008, les responsables européens avaient décidé de reprendre en urgence le dossier. Toutes les manœuvres pour faire capoter la taxation sur les transactions financières ont été entreprises à tous les échelons européens ces dernières années, la Grande-Bretagne et le Luxembourg, principaux bénéficiaires de la finance européenne, se plaçant à la tête de la cabale.
Nicolas Sarkozy, alors en pleine campagne présidentielle, décidait de l’avant tout seul. En février 2012, le Parlement adoptait le principe d’une taxation financière de 0,1 % sur les échanges d'actions des sociétés dont la capitalisation boursière dépasse 1 milliard d'euros et dont le siège social est en France. Une autre taxe de 0,01 % cette fois – dix fois moins – était adoptée sur certains produits ou opérations accusés de favoriser la spéculation comme les échanges de credit default swaps (CDS) sans contrepartie, ou le trading à haute fréquence. Cette taxation est entrée en vigueur en août 2012 mais pour les seuls particuliers.
« Lorsque la taxe européenne aura été finalisée, évidemment elle remplacera la taxe qui vous est proposée aujourd'hui, mais la France aura été le premier pays à mettre en place ce dispositif », avait expliqué le ministre de l'économie de l’époque, François Baroin. Le mouvement semblait effectivement lancé. Décidés à ne pas se laisser bloquer par la recherche d’un illusoire consensus européen, onze pays – l’Allemagne, la France, l’Italie, l'Espagne, l'Autriche, le Portugal, la Belgique, l'Estonie, la Grèce, la Slovaquie et la Slovénie – ont choisi d’adopter la méthode de la « coopération renforcée » pour introduire la taxe en s’appuyant sur le projet de directive de la Commission. Une grande première en Europe qui laissait penser qu’il était possible parfois de construire quelque chose même à un petit nombre de pays, avec le soutien de la société civile.
En février, la commission chargée du marché intérieur a présenté ses travaux, calquée sur la réglementation française, la taxe prévoit d'imposer à 0,1% les actions et les obligations et à 0,01% les produits dérivés. Ce qui pourrait selon elle rapporter jusqu'à 35 milliards d'euros par an. Un institut autrichien chiffre même le rendement de cette taxe à 50 milliards d’euros. La commission et le parlement européens se prenaient alors à rêver que cette taxe puisse être le début d’un budget européen autonome.
« Le changement de position de la France risque d’avoir un effet psychologique très grave. Car la France et l’Allemagne ont été moteurs dans l’adoption du principe d’une taxation sur les transactions financières. Si la France change de cap, la dynamique va être perdue. Beaucoup de pays qui n’osaient pas s’opposer, vont hésiter. Les ambitions du texte de toute façon vont être réduites. Il y aura des compromis, des exceptions. Jusqu’où ? Cela dépendra des négociations à venir », souligne Peter Wahl, président de l’ONG allemande World Economy, Ecology and Development (Weed), très en pointe sur l'adoption de cette taxe.
Celui-ci dit avoir noté un changement de position française depuis avril, date à laquelle le ministère des finances a repris directement les négociations, après la démission de Jérôme Cahuzac. Bercy s’est fait immédiatement le porte-parole des préoccupations des banquiers : entre inspecteurs des finances, on se comprend. Brusquement, plus rien n’est allé: la taxation sur chaque transaction, la taxe payée à la fois par les acheteurs et les vendeurs, sur la valeur des produits achetés, sur les prises en pension entre banques etc.
A l’appui de leur argumentation, les banquiers citent une étude de Goldman Sachs, opportunément sortie en mai, pour montrer les effets dévastateurs d’une taxation des transactions financières, que le monde bancaire européen s’est empressé de diffuser largement auprès de toutes les autorités.
Comme à chaque fois que leurs intérêts particuliers sont en jeu, les banquiers ont sorti les grands mots. Reprendre la directive européenne en l’état compromettrait « le financement de l’économie et notamment des PME », ont-ils expliqué. Avancer cet argument revient à avouer publiquement que, contrairement à ce qu’elles disent, les banques sont en très mauvaise santé – ce qui est manifeste à la lecture des chiffres sur la distribution de crédits – et ont besoin des marchés pour se refaire à toute force. Car à la différence des Etats-Unis, l’essentiel du financement de l’économie en Europe passe par les banques et non par les marchés.
Le deuxième argument est naturellement la préservation de la place de Paris qui ne pourrait que pâtir d’un tel dispositif, surtout si Londres refuse d’appliquer la même taxe. Cent fois ressassé, le propos finit par être aujourd’hui vide de sens. Car la place de Paris tient désormais lieu des bourses de province d’autrefois. Les banques ont déménagé par wagons leurs salles de marché à Londres. Elle ont placé leurs ordinateurs dans les salles informatiques d’Euronext dans les docks de Londres, afin de ne pas perdre une nanoseconde pour leurs opérations de trading à haute fréquence.
Le dernier argument est celui qui fait choc depuis le début de la crise financière. La haute administration des finances a appris à le manier avec dextérité auprès de toutes les instances publiques, traumatisées par la crise de la zone euro, dès qu’un projet lui déplaît : le changement ne peut que nuire au placement des obligations souveraines et au refinancement de la dette française. Avant de se ranger ouvertement du côté des banquiers, Pierre Moscovici avait déjà fait sien ce point de vue, en demandant que les transactions sur les obligations d’Etat soient exemptées de toute taxe. L’Italie a déjà rejoint la France sur cette position.
De modifications en exemptions, la taxe sur les transactions financières semble promise à devenir peau de chagrin. Son sort ne dépend plus que de la volonté allemande qui ne semble pas prête à se battre sur le sujet. Sans vision, totalement soumis à son administration, le ministre des finances, Pierre Moscovici, porte une lourde responsabilité dans l’affaiblissement renouvelé de la position française et dans le refus de résister au monde de la finance. « Officiellement, on est social-démocrate, mais on cède dès le premier mouvement au lobby bancaire » relève sans illusion Peter Wahl.