Un pékin au Japon (7)

Par Montaigne0860

Torii

Après le pavillon d’or que peut-il arriver ? Léger creux comme à nos estomacs, pas le temps de manger ; se propose pas très loin Nanzen-ji, résidence de l’empereur du temps où Kyoto était la capitale.  J’attends un palais, une chose énorme dont on parle longtemps comme si à l’origine des mots (le palais de la langue) correspondait un lieu de splendeurs que le regard et les phrases ne fatiguent jamais. Transformé en temple zen il se cache derrière des arbres subtilement plantés ; je franchis le  vertigineux Torii, grande porte à double toit soulignant l’importance du site, j’ai l’impression que je le passe moins qu’il ne s’avance sous mes pas, proférant sur ses colonnes écarlates des appels où le kitsch doré le dispute à la révérence. Entre profane et sacré, il dit cordialement : tu viens du monde, en montant mes deux marches observe comme ton pas n’est plus le même, en-deçà tu errais, ton avance n’avait pour limite que ta force physique, désormais tu vas retenir ta voix, que ta semelle s’en vienne craquer sur les écorces le plus doucement possible, entends déjà le bois du temple, l’autre chant des oiseaux et le claquement de leurs ailes étouffé par le négligé  des feuilles ; le seuil, continue la voix du porche, est à ce lieu ce qu’est la frontière pour le pays, et tant d’autres choses… Au fait une question : es-tu prêt à affronter le vide du temple, le silence puis le chant ? – Je suis venu pour ça et de si loin, murmuré-je.

Mon esprit constamment à l’affût de la bascule vers l’ailleurs voit le rutilant Torii comme entrée et sortie, naissance et mort, couple de hasards qui borne la finitude du corps, obligeant l’esprit à se faire curieux car il n’est aucune réponse fiable – dilatant ainsi la pensée dans toutes les directions. Vient la ronde des seuils : je songe aux maisons de chez nous où l’entrée fait ses mines avec patères, chaussures, paillassons, mille précautions pour que le corps de l’étranger n’oublie pas que c’est l’endroit de la politesse par excellence, celui de l’adieu tout à l’heure, lieu déjà chaleureux  et pourtant dangereux où l’on se défait un peu de soi (où y joue à Saint Martin : « Donnez votre manteau, je vous prie »), où l’on abandonne un peu à l’autre et sa voix et son sourire, où l’on se déchausse souvent (obligatoire au Japon), courbant son corps sur les lacets dans le petit espace. L’hôte arrive, est-ce un dieu ?

Je redescends les marches du Torii, la peur n’est plus puisqu’on va pouvoir toucher le temple du bout des doigts et le sol, sable et feuilles, velours semi profane, nous y encourage ; la parole reprend : « Ce que tu cherches cela est proche et déjà vient vers toi. » Nous nous déchaussons, premier contact avec le bois qui de longtemps ne nous quittera pas. Oh les deux marches qu’il faut monter pour atteindre le couloir, saut tendre, modestie joyeuse avant la lumière qui nous cadre dès les premiers pas sur les bords de la maison. C’est un temple, je pense maison, murs et plafonds, découpe des sols où tout est humain ; partout un bois heureux, musical … chaque pas grince, appelle, murmure, miaule, chante. J’ôte mes chaussettes, les fourre dans mes poches, elles dépassent comme une langue de chien, je laisse pendre, plaisant. Je veux éprouver ce monde à cru.

Pieds nus, chaque orteil a sa note de musique contemporaine, le grave puis l’aigu procèdent dans le silence hanté du froissement des robes, du pas de visiteurs lointains puis proches quand le couloir bifurque sur l’extérieur de la maison ;  ma guide : « Les planches disjointes prévenaient de leurs crissements la survenue d’un ennemi possible »… J’entends bien ; le poids du corps annonce l’approche plus sûrement qu’un garde aux aguets. L’océan souffle sur les cimes, érables et eau vive, abandon du corps au plus léger ; faisons une pause : les sons rendent aveugle. Et là soudain j’aperçois enfin le jardin zen à gauche de notre chaud promontoire, il s’étend là depuis l’entrée et je ne l’avais pas vu.

Ratissés, les cailloux blancs qui devraient être un amas primitif scellent un mystère de grande allure, la vie de l’esprit se dissout sur les sillons, imposant un silence que les blocs obscurs disposés comme un vaste idéogramme sur la feuille caillouteuse, rehaussent modestement, enfouis à demi dans une terre insondable. J’allonge mon corps sur les planches pour me laver les yeux, et, mi-closes, mes pupilles s’immobilisent contre le ciel défait de présence, strié du vol rare d’un merle isolé.

La peur de vivre qui palpite à gauche cède ses fausses alarmes, on sourit de ce si peu qui était moi, et l’on se redresse pour se perdre au jardin, des heures (quelques minutes), et pris de mauvaises raisons, alors que les nerfs ont rentré leurs griffes banales et que l’on devrait s’en réjouir, la machine à penser regronde basculant vers l’horizon montueux : l’au-delà du jardin l’épouse, ce n’est donc pas seulement le calcul fabuleux des stries et des rocs, non, même là-bas, la montée vers l’horizon des collines est concerté, la taille des bouquets d’arbres est fruit d’une main ferme (comme la paume de la mère recoiffe l’enfant), amoureuse de l’harmonie. Absence de mots perpétuelle, voilà bien la leçon paradoxale à qui veut rendre compte du jardin zen. À défaut de noter, je photographie : ne s’y révèle que le squelette maigrichon d’une mauvaise copie puisque le jardin n’est pas que cailloux, râteau et rocs, on le voit bien, tout cela n’est que la condition sine qua non du déploiement de ma présence vive – sans mon corps ici à quoi bon – présence qui justement vise à l’absence de soi. Le dos pressé contre les planches du temple, sur cet entre deux si semblable au Torii, je goûte en souriant les paradoxes absence-présence, silence- parole ; et soudain je me demande anxieusement où est passée la violence naturelle des parvis pavés de chez nous où tombaient les têtes et volent encore parfois aux soirs de fête quelques coups de poing. Je la cherche, je la sens proche tant il est fait spectaculairement raison à son contraire : la nature n’est plus, la main a tout fait pour que l’on se libère de son être entier, jardin du jadis, antique forme du dépouillement  absolu où l’on est si bien sur l’instant, défait de désirs dans le temps aboli.

Ma guide me tire par le bras, je me relève, reprends les lents détours du temple, la plante des pieds me projette plus souplement que je ne l’imaginais, je quitte l’infini des ensembles naturels mâtinés des mains pour découvrir l’intérieur des pièces du palais.

Un homme a peint des fresques sur les murs. Ce n’est pas un homme tel que nous l’entendons, ce ne sont pas des fresques, c’est autre chose, c’est du jamais vu. S’il ne fallait voir qu’une seule réalisation humaine au Japon (supposition qui reviendra plusieurs fois dans mon séjour !) il faudrait venir, submergé d’apaisement, contempler les peintures murales de Tanyu Kano.

Négligeant l’histoire, les dates, voici ce que je vois : des branches de pin et des oiseaux sur fond d’or. Prélude à l’inouï, ils ne récitent pas comme notre peinture, c’est une palpitation prise sur le vif, rien d’une représentation telle que nos yeux ont coutume d’en voir, c’est une présentation fraîche, merveille d’illusion, merveille tout court. J’en tremble car je sais immédiatement que je n’oublierai jamais ces pièces en enfilades ouvertes sur le passage où je me tiens ; chaque pièce a trois pans de murs couverts d’or, à gauche, au fond, à droite, formant un rectangle avec mon corps ; je suis couvert d’or moi aussi et mon regard entre dans l’espace, je suis la branche et l’oiseau et le vide qui plonge sous ma vie, au plein de la natte tiède tissée d’hier qu’il est interdit de piétiner.

Et la violence enfin surgit : dans les pièces suivantes des tigres penchés, inclinés, rugissants, menaçants, bravent le temps. Je m’arrête devant ce que je cherchais. Dans le creux de la pièce qui s’arrondit sous la pression exaltée des bêtes sauvages, je découvre une cage inverse dont je suis peut-être le prisonnier. Le violent, je crois que c’est moi, le spectateur, je réveille les fauves, ils me terrifient. L’arrangement finit pourtant par se faire, c’est un traité de paix par décor interposé et la violence s’installe à distance pacifiée, comme fut le monde lorsque les bêtes sauvages furent débordées par l’humanité il y a dix mille ans… et depuis le pouvoir a cette vertu de régler provisoirement le fabuleux conflit avec notre sauvagerie. J’en conclus que ce n’est pas le shogun (chef) qui a fait construire le palais devenu temple qui détient les clefs de l’affaire, c’est le peintre évidemment.

Cette fois le corps brisé, il faut fuir, repasser le Torii, la journée est avancée et nous n’avons rien mangé, la tête tourne ; l’arrachement est un crève cœur comme j’en ai rarement connu. Un bout de métro ; à la sortie un restaurant, où je me demande sur la photo des plats que l’on présente s’ils ne forment pas dans la complexité de leur allure extérieure – légumes et aliments s’entrecroisent en mille réseaux empilés – des idéogrammes qui m’échappent.

Quelque chose se passe : ma guide blêmit. Elle a perdu son portable. Mille mots me viennent. Tous en vain. Une ressource ultime en forme de cliché: les Japonais sont « honnêtes » ; on le trouvera peut-être, il faut demander aux objets trouvés. Après la splendeur la peur fait retour. Je suis plus confiant qu’elle. Le hasard est un dé ; on peut parfois gagner, il n’est pas dit que l’on perde toujours. Vieil optimiste candide, vrai pékin, au rebours de notre temps pessimiste qui sait tout, je crois en l’humanité spontanément généreuse (je sens que dans mon assurance flottent les beautés découvertes ce jour). Je suis ferme, je m’y tiens : « Tu verras demain ; je suis sûr de ce que je dis ! Confiance !»

Jardin Zen