Sans doute la synthèse paraîtra-t-elle hasardeuse, mais il me semble que l’histoire de l’humanité jusqu’à nous aura été cette tension perpétuelle entre l’un et le multiple, les convergences centripètes et les divergences centrifuges, la réunion et la désunion, le consensus et la dissension.
En matière de religions, par exemple, il est indubitable que l’être humain, du moins occidental, est passé de la pluralité presque infinie des dieux à l’unité de la divinité ; puis nos trois religions monothéistes, religions du livre et de la loi, ont connu toute une série de schismes et d’émiettements jusqu’à l’explosion actuelle des religions à la carte où chacun se magasine ou se bricole une foi qui fasse son affaire, c’est-à-dire ne soit pas trop contraignante et surtout garantisse une forme de sécurité dans l’au-delà, sans imposer trop de devoirs ici-bas. Ces religions-là, nulle loi ne les fonde, sinon celle du confort et de la facilité. Et nul livre ne les exprime, si ce n’est la pléthore sans cesse multipliée des opuscules de recettes psychopops à deux sous la croyance.
Le multiple fou
Sur le plan politique, bien des pays qui s’étaient constitués par agrégats, souvent dans la violence, mais pas toujours, sont désormais en train de se déliter par régions entières, voire par confessions ou intérêts économiques restreints ou immédiats. L’Europe nous sert actuellement la plus belle illustration qui soit d’une union qui éclate dès les premières difficultés.
Nous sommes au temps de la multiplicité divinisée, et cela vaut aussi pour les objets inutilement divers que nous produisons. Marques, modèles et fonctions se déclinent à l’infini, rendant l’usage de tout appareil de plus en plus complexe, les boutons et les commandes dont seuls ont l’usage quelques spécialistes s’avérant parfaitement inutiles et même nuisibles pour la plupart des utilisateurs. Quant à ce qui distingue le modèle ZX25 du ZX26, c’est simple : quand il s’agit d’illustrer une fonction ou de définir une garantie, c’est toujours celles de l’appareil… que vous n’avez pas !
Tout ce bruit que fait la bêtise pure et simple du multiple pour le multiple et de la diversité sans rime ni raison contribue à la cacophonie ambiante où nulle voix, pas même celle de la raison ne peut se faire entendre et persuader jusqu’à devenir loi. Le multiple multiplié sans cesse et croissant de façon exponentielle au point qu’on ne peut même plus ne serait-ce qu’imaginer quelque principe intégrateur que ce soit, ce multiple sans frein qui nous ravage a un nom : cela s’appelle le chaos.
Et le paradoxe, c’est que cette folie, qui rend ingouvernables les états et littéralement inutiles les individus dissous dans la masse seule valorisée, aboutit, en fin de course, au cul-de-sac de son contraire absolu : l’idiotisme devenu lui aussi tout puissant, dans un ballet apocalyptique où les extrêmes se touchent au point d’amorcer un pas de deux infernal.
Un peu d’étymologie
Rappelons la leçon du philosophe Clément Rosset dans Le réel : traité de l’idiotie (1977) ; elle commence au mot grec « idiotès », d’où tout est parti : « Idiotès, idiot, signifie simple, particulier, unique : puis par une extension sémantique dont la signification philosophique est d’une grande portée, personne dénuée d’intelligence, être dépourvu de raison. Toute chose, toute personne sont ainsi idiotes dès lors qu’elles n’existent qu’en elles-mêmes, c’est-à-dire sont incapables d’apparaître autrement que là où elles sont et telles qu’elles sont : incapables, donc, et en premier lieu, de se refléter, d’apparaître dans le double du miroir. »
C’est ainsi que nos objets, nos productions, nos actes tendent vers l’idiotie absolue. Car je ne suis pas sûr qu’on puisse qualifier de miroir le piège que nous tend le virtuel où nous nous abîmons bien plus que nous ne nous y reflétons. Et les avatars dont nous nous plaisons à multiplier nos apparitions n’ont pas la distance critique et la négativité qu’implique le double : ce sont plutôt des « mèmes » — au sens de La théorie des mèmes de Susan Blackmore (2006) — c’est-à-dire des organismes mentaux qui se reproduisent tels quels, comme des gènes.
Et souvenons-nous de ce qu’on appelait autrefois « l’idiot du village » : plus qu’un individu aux capacités intellectuelles et sociales réduites, il s’agissait de désigner par ce terme une forme particulière d’altérité dont l’étrangeté se doublait de capacités quasi magiques et que la communauté, tout en s’en moquant, protégeait et entretenait.
J’aurais tendance à penser, pour ma part, que la situation de notre communauté, quelle qu’elle soit ou prétende être, s’est complètement inversée : le fameux « village global » où le multiple fou nous a menés, à grand renfort de fanfares médiatiques, est en fait un village sans ouverture aucune, tout entier composé d’idiots, nous.Quelle altérité se levant enfin parmi nous viendra heureusement redonner à tous ces foyers épars le statut de commune où nous refléter vraiment « dans le double du miroir » ?
Jean-Pierre Vidal, 7 juillet 2013, Le Chat qui louche
Notice biographique
Écrivain, sémioticien et chercheur, Jean-Pierre Vidal est professeur émérite de l’Université du Québec
à Chicoutimi où il a enseigné depuis safondation en 1969. Outre des centaines d’articles dans des revues universitaires québécoises et françaises, il a publié deux livres sur Alain Robbe-Grillet, trois recueils de nouvelles (Histoires cruelles et lamentables – 1991, Petites morts et autres contrariétés – 2011, et Le chat qui avait mordu Sigmund Freud – 2013), un essai en 2004 : Le labyrinthe aboli – de quelques Minotaures contemporains ainsi qu’un recueil d’aphorismes,Apophtegmes et rancœurs, aux Éditions numériques du Chat qui louche en 2012. Jean-Pierre Vidal collabore à diverses revues culturelles et artistiques (Spirale, Tangence, XYZ, Esse, Etc,Ciel Variable, Zone occupée). En plus de cette Chronique d’humeur bimensuelle, il participe occasionnellement, sous le pseudonyme de Diogène l’ancien, au blogue de Mauvaise herbe. Depuis 2005, il est conseiller scientifique au Fonds de Recherche du Québec–Société et Culture (F.R.Q.S.C.).