La catastrophe ferroviaire de Lac- Mégantic au Québec pose, outre dérives libérales d’une société à la recherche de toute réduction des coûts au péril même de la sécurité publique, la question de l’acheminement de inflammables, toxiques.
En 2011, aux États-Unis, le nombre de wagons transportant des produits pétroliers a augmenté de 44 % par rapport à l’année précédente. De 2008 à 2012, il est passé de 9500 à 97 000 wagons. Au Canada, entre 2009 et 2012, on est passé de 500 wagons de brut à 130 000. Pourquoi ce retour aussi fulgurant que soudain du transport pétrolier par train, alors que tous les yeux sont tournés vers la construction de pipelines ?
La réponse se trouve dans le pétrole de schiste, principalement celui du bassin Bakken au Dakota du Nord. L’exploitation de ce pétrole léger a fait du Dakota du Nord le deuxième producteur du pays, devant l’Alaska. Ce pétrole est loin du réseau de pipelines, conçu pour relier les secteurs de production du Texas, de l’Oklahoma et autres, et les centres de consommation à l’ouest et au nord-est des États-Unis. Il y a très peu de pipelines au Dakota, mais comme c’est traditionnellement un important producteur de bœuf relié aux marchés de l’Est par train, le Dakota a beaucoup de voies ferrées. Au début du XXe siècle, cet état disposait de trois fois plus de voies ferrées par habitant que le reste du pays. Encore aujourd’hui, il en compte 3700 km, et on remet en service d’anciennes lignes ferroviaires.
Évaluation à long terme difficile
Plus de la moitié de la production du Dakota est transportée par rail. À la fin de 2012, 800 000 barils/jours de pétrole de Bakken prenaient le train, dix fois plus qu’en août 2011. Une entreprise, la BNSF Railway, a vu en cinq ans la part des produits pétroliers augmenter de 7000 %. Deux acteurs majeurs, l’Union Pacific et le Canadien National, sont dans la course. Le transport de produits pétroliers occupe une place relativement petite dans tout le transport ferroviaire, probablement au tour de 5 %. Mais c’est celui qui grossit le plus rapidement et il est très rentable.
L’histoire de la production pétrolière américaine et celle du chemin de fer vont de pair. Le chemin de fer a permis à John D. Rockefeller de développer Standard Oil. Son monopole sera ébranlé à partir de 1879 avec le succès du premier pipeline en Pennsylvanie. Le transport par pipeline est moins dispendieux que le transport par train. Est-ce dire que le Dakota de Nord est voué à terme à se convertir aux pipelines ? Rien n’est moins sûr. Pour l’instant, les prix élevés du brut de schiste permettent de se payer le train. Mais il y a autre chose.
Les bassins de pétrole de schiste ne se comportent pas comme les réserves de pétrole traditionnel. Ils sont plus difficiles à évaluer à long terme. Ont-ils une rentabilité passagère ? Seront-ils là dans 30 ans ? Les conséquences écologiques auront-elles raison de ce type d’exploitation ? Cette relative précarité retient d’éventuels investisseurs d’aller de l’avant dans la construction de pipelines, des projets coûteux dont la rentabilité dépend de la pérennité des oléoducs.
Le chemin de fer est plus flexible que le pipeline. Les grandes raffineries côtières sont plus rapidement atteignables. Les producteurs du Dakota peuvent plus rapidement changer de clients, au gré des prix pour maximiser les revenus. Et, il faut le dire, pour plusieurs compagnies de chemin de fer, le pétrole est une bouée de sauvetage et elles n’ont pas l’intention de regarder passer le train.
Et les sables bitumineux ? Ont-ils un avenir plutôt pipeline ou plutôt wagon ? Comme la capacité des pipelines dépasse de beaucoup la capacité du transport par rails et que le Canada veut en arriver à extraire 5 millions de barils/jour, le pipeline est avantagé. Mais le transport par wagon ne nécessite pas de diluer le bitume avec du condensat importé, contrairement au transport par pipeline. Cet avantage pourrait réduire le coût du transport par rails et pourrait devenir une possibilité en cas de baisse des prix du brut.
On pourrait donc se diriger vers un débat de relations publiques opposant les entreprises de chemin de fer aux propriétaires d’oléoducs, chacun ventant les mérites de son système tout en décriant l’autre. Les tenants des oléoducs peuvent avancer que leur réseau est enfoui, loin des habitations et des dangers de collision. Les autres pourront affirmer que comme le pétrole se retrouve dans des milliers de wagons au lieu d’être dans un seul pipeline, les rares déversements par wagons sont moins dommageables que les déversements de pipelines. Quoi qu’il en soit, c’est probablement un faux dilemme. Tant que le pétrole de schiste restera loin des pipelines, il continuera à être déplacé par train. Nous n’assistons pas à un choix entre deux façons de transporter le pétrole, mais à une juxtaposition de deux systèmes. Nous ne sommes pas devant un choix entre l’un ou l’autre, nous sommes devant la réalité de devoir vivre avec l’un et l’autre. Et les deux sont dangereux