ARIANE OU LA FRAGILITE D’UN FIL. LE LABYRINTHE MYTHES ET SYMBOLE (suite)

Publié le 10 juillet 2013 par Regardeloigne


« Pour cette tradition indigène et son exégèse continue entre la fin de l'archaïsme et l'âge hellénistique, le labyrinthe est cosa mentale, un espace que n'encombre aucune construction. Homologue au parcours figuré sur les vases de Corinthe par les signes discrets de la spirale d'Ariane et des danseurs en file, mais qui disent le labyrinthe comme à l'envers, quand déjà il s'efface, quand il s'évanouit avec le Minotaure mis à mort. Car, lorsque le branle se met en mouvement et qu'apparaît le fil de Dédale, déjà le droit menace le courbe, et, par sa rectitude, il relie la fin et le début : faisant disparaître les sinuosités de la même manière que la victoire sur le Minotaure abolit sa figure hybride et fait oublier sa violence sauvage. Ce labyrinthe-là est pensé comme un parcours, une traversée qui ne tient qu'à un fil. Et c'est fondamentalement un espace acentré qui exclut le plus concret et le plus mystique. Ni édifice dont le plan compliqué en ferait un lieu d'illusion comme le labyrinthe d'un certain Milétos, construit par d'habiles artisans pour le plaisir de ceux qui aiment s'y perdre, lieu d'apatè où l'illusion devient volupté. Pas davantage, ce labyrinthe n'est voyage initiatique, catabase et cheminement dans l'autre monde, vers un centre dont le symbolisme religieux rejoindrait les valeurs mystiques de la coquille.

En pensant le labyrinthe avec le Minotaure, les Grecs ont privilégié la figure abstraite d'un espace aporétique laissant à d'autres le soin d'explorer les valeurs du centre ou de la caverne. Ils ont fait choix d'un espace mouvant où l'intelligence de celui qui connaît le droit et le courbe, le début et la fin, se donne à lire dans le vol d'une grue et dans la spirale d'une vis sans fin ».M.Detienne.Op.Cité.(c'est moi qui souligne)

 

A l'instar de M. Détienne dans le texte ci-dessus, Pierre Rosenthiel, Mathématicien, spécialiste de théorie des graphes, et membre de l'Oulipo , ne s'intéresse pas au Minotaure, ni à savoir si le labyrinthe est celui du palais de Cnossos, quel type de construction c'était, ou si c'était une caverne ou autre ; encore moins à un quelconque sens ésotérique. Un auteur oulipien, selon un mot attribué à R.Queneau «  C'est "un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir". Si P. Rosenthiel puise à la source des mythes antiques pour y chercher des réponses, c'est que le labyrinthe symbolise pour lui nos embrouillaminis quotidiens, celui de nos idées, la surabondance de chemin qui s'offrent à nous dans l'existence, comme la complexité des réseaux informatiques qu'il faut réduire par des algorithmes. Un tel chaos méritait bien un livre, LE LABYRINTHE DES JOURS ORDINAIRES qui mêle de manière inextricable une sorte de roman de formation et des dialogues savoureux entre convives grecs dans ce qui pourrait ressembler à une caricature de banquet de Platon, un « festin combinatoriste ». Ils y envisagent la manière d'explorer le labyrinthe avec le fil d'Ariane tout en buvant d'abondance. Le livre recherche aussi ce qu'il peut y avoir de commun entre un enfant dans un jardin, « errant » et se traçant des voies pour chercher de l'herbe à lapin ; un paysan et à sa faucheuse-lieuse, à qui il faut indiquer une manière économique et rapide de faucher quand l'orage menace, comme à un jeune élève devant cerner un sujet de rédaction : soit un parcours en spirale. Le même « narrateur », devenu adulte, organisera les méandres d'un voyage en Italie , confronté à des choix multiples où un « Thésée mathématicien » inventeur des algorithmes pour réseaux informatiques dont il est le spécialiste, accompagne une Ariane féminine pour qui traverser un labyrinthe c'est éviter les culs de sacs, les choix trompeurs et les occasions manquées de la vie et « échapper à qui veut me suivre »

« Annonce aux voyageurs égarés : aucun labyrinthe fini n'est un piège ! Et contre toutes les croyances, sachez que pour en sortir, la règle d'or est de ne jamais parcourir deux fois un même couloir dans le même sens »


« .Nous voici partiellement rassurés : la règle salutaire prescrit au voyageur de ne jamais tourner en rond : mais le conduit-elle au point désiré ?Il est vrai que le voyageur effrayé et ignorant, enfilant les couloirs au hasard, peut finir ses jours à tourner en rond totalement frustré, laissant inexplorés des pans entiers du labyrinthe. Au contraire le voyageur averti de la règle d'or, pour autant qu'il recoure à un peu de méthode, parvient à prendre chacun des couloirs du labyrinthe deux fois exactement, à raison d'une fois dans chaque sens : il accomplit ce qu'on appelle ici une battue du labyrinthe. La méthode, on le verra, n'est pas unique. Le rôle de la théorie est de concevoir toutes les méthodes, toutes les règles possibles de battue. Cela pour un voyageur sans carte, bien entendu. »….

« Mais battre aveuglément le labyrinthe, n'est-ce pas dédaigner le Minotaure, la Pièce Centrale, le Trésor, l'Etre Aimé, en un mot le lieu sacré de la carte, l'objectif légendaire de la quête à travers le labyrinthe ? Ce lieu dissimulé au voyageur est conçu ici comme un carrefour ordinaire. Il se trouve inévitablement sur la battue, puisque celle-ci est un cheminement exhaustif. Mais personne ne peut dire où, tout en bout peut-être. Pour établir une stratégie de la marche du voyageur, je peux supprimer la Pièce Centrale de la géométrie labyrinthique. J'entends déjà la réprobation des architectes, des mystiques aussi : "Le labyrinthe est fait pour l'homme, son plan parfait est plein d'intentions ; son Centre est un lieu exceptionnel, et sublime ; les détours conduisent au Centre, mais je mourrai ayant de l'avoir atteint, pourquoi l'ignorer dans la marche en avant ? Telle ruelle ne peut pas rapprocher du Centre, etc." Stop, ne les écoutons pas, car à bien y réfléchir, c'est le voyageur et sa myopie qui font le labyrinthe, et non pas l'architecte et ses perspectives. La preuve en est qu'il a fallu que Dédale, le grand bâtisseur de Cnossos, soit lui-même jeté par le roi Minos furibond dans le fameux palais-prison du Minotaure, sans plan, pour qu'il vive vraiment son chef- d'œuvre comme un labyrinthe ».

« J'abandonne donc le cauchemar de ce Minotaure imprévisible, embusqué en un carrefour inconnu, c'est-à-dire partout, donc nulle part. Et je lui substitue, fidèle à la généalogie du mythe, la séduction proprement dite du taureau, ce pelage blanc sorti des eaux marines. La séduction omniprésente dans tous les labyrinthes. L'appel à l'exploration, la fascination de l'espace de recherche. » Pierre Rosenthiel.Les Mots Du Labyrinthe. (C'est moi qui souligne)


Il faut donc une méthode. Ce serait celle que les Crétois ont imaginée et dessinée dans leur représentation et qui permettrait à la fois de réduire le chaos, de débusquer le Minotaure ou de parcourir un réseau. Or, à en croire l'intuition archaïque crétoise, un fil d'Ariane, à lui seul, pourrait réduire à néant le chaos ! Un fil qui se déroule au long du Labyrinthe en épouse les contours, les double et les dessine. Selon l'auteur c'est ce le fil déroulé, avec ses replis, qui est figuré sur les monnaies de Cnossos et non une construction quelconque : En topologie, la nature matérielle des couloirs importe peu, mais simplement à quel carrefour est incident tel couloir. Le dessin crétois serait une « image de pensée ».les carrefours seraient autant de métaphores qui traduiraient les mouvements de pensée, étape par étape au sein de l' « embrouillamini d'idées interconnectées ». Un labyrinthe n'a pas forcément de murs et peut constituer en ce sens, une image trompeuse. L'auteur évoque, à ce propos ,une nouvelle de J.L Borges. Un prince babylonien humilie un nomade arabe en l'enfermant dans un labyrinthe de bronze complexe, construit par ses architectes. L'autre ne s'en sort qu'en suppliant et en méditant sa vengeance. Celle-ci est bien plus simple : il « n'y a ni escaliers à gravir ni portes à forcer,ni murs qui emêchent de passer ».Ayant capturé le prince, le nomade l'abandonne seul dans le désert où il meurt de faim et de soif.

 

« Aujourd'hui la géométrie qui permet d'explorer de nouveaux domaines est la topologie, on la retrouve liée à l'ADN, à la physique quantique, puis à la théorie des cordes. On la retrouve avec la théorie des catastrophes et même en psychologie avec Lacan, qui a emprunté le nœud borroméen comme modèle de la psyché. Si la perspective rendait plus réels et proches les dieux comme figures de l'invisible, la topologie permet de découvrir l'invisible dans des figures concrètes. »

La topologie est la géométrie des lieux, des réseaux, des nœuds, des relations. « La géométrie avec un twist.» La topologie est en fait la base de la science des liens dont Giordano Bruno disait qu'elle constitue la magie. En se référant à notre travail, on notera qu'elle est aussi la science des parcours1 créant des liens entre les lieux, c'est elle qui a présidé au parcours mental menant des jeux de ficelle à la Khora. Comme il est très malaisé de se figurer la relation entre l'intérieur et l'extérieur dans la vie courante, on a besoin de modèle. C'est ce que peut offrir la topologie. Dans le cas qui nous occupe, avec le dédoublement du nœud, on rentre dans le monde de l'entre-deux ; il est alors inévitable de la retrouver dans l'art pour figurer ce qui se situe entre l'idée et les sens, entre l'intérieur et l'extérieur, entre le visible et l'invisible. Avec la topologie, on a une géométrie qui correspond à ce que propose Merleau-Ponty pour subvenir à une approche phénoménologique : « Remplacer les notions de concept, idée, esprit, représentation par les notions de dimensions, articulation, niveau, charnière, pivots, configuration.» Il faut ajouter que cette topologie telle qu'elle se trouve liée à des symboles devient mathèse. Comme la définit Deleuze2 « La mathèse est ni une science ni une philosophie. C'est quelque chose d'autre : une connaissance de la vie….La mathèse se situe sur un plan où la vie de la connaissance est identique à la connaissance de la vie ; c'est simplement une prise de conscience de la vie » Patrick Conty : Le Labyrinthe Dans Le Dédale : (c'est moi qui souligne)

 

Il faut faire une visite au site de Patrick Conty.tout y est expliqué de la géométrie de labyrinthe. Il en dit bien plus que ce court extrait. http://patrick-conty.fr/

 

Il faut bien comprendre que cette intelligence du labyrinthe ne correspond pas en effet à celle qui prédomine dans un monde totalement abstrait de concepts ,plans et de cartes, dans un monde purement technocratique. C'est ce que redécouvrent nos sciences,(d'où l'importance de la topologie  ou de la théorie des Cordes ) pour qui l'infini n'est plus vraiment celui d'un espace dont les limites seraient simplement immenses mais observables ; mais où les théories mathématiques postulent des mondes possibles, multivers ou plurivers ,rejoignant parfois la science fiction. Notre labyrinthe devient infiniment plus complexe et on a besoin d'une « science des parcours ».


On retrouve ici la leçon du mythe où les protagonistes sont souvent des êtres doubles,et dont les paradigmes sont symbolisés par des métaphores comme le tissage ou le labyrinthe. L'espace des grecs n'était pas le nôtre, ainsi que le montrent aujourd'hui les études géocritiques. Si comme le dit M.Détienne, « le droit menaçait déjà le courbe », la « réussite ne tenait pourtant qu'à un fil ».la géographie par exemple, celle de l'Odyssée et des Argonautes , ne séparait pas le réel et la fiction ; les marins grecs cabotaient difficilement et l'inconnu régnait dès qu'il s'éloignaient de la mer Egée :dans les méandres de la navigation, les Minotaures monstrueux guettaient nombreux.

 

« C'est que l'Adriatique, l'Adriatique des discothèques de Rimini et des gondoles vénitiennes, était une mer inconnue et terrifiante. C'est au fond de ce golfe que Cronos avait émasculé Ouranos, au tout début. Corcyre/Corfou reposerait sur la serpe qui lui avait servi à séparer Ouranos de Géa, la terre mère. Corcyre serait aussi l'île des Phéaciens, qui sont nés du sang d'Ouranos. C'est encore dans l'Adriatique que les Grecs anciens situaient une des versions de leur au-delà : les îles des Bienheureux. Baignant les côtes nord-occidentales de l'Hellade, 1 Adriatique - ou mer de Cronos - était une étendue énigmatique,. On imagine dès lors ce que pouvaient représenter des espaces plus distants.



  

Le rapport entre le familier et le fabuleux a évolué au fil de l'histoire des connaissances. Aujourd'hui, le familier prime largement sur le fabuleux. (Comme dit précédemment ce n'est plus aussi évident au niveau de la Cosmologie et de la Physique théorique).Aux origines, le rapport était inversé. . Tout n'était que fabuleux, énorme Béance, tache blanche sur des cartes virtuelles. Ulysse est horrifié par le spectacle qui se déploie sous ses yeux presque tout au long de son périple. Massimo Cacciari, déclinant Ulysse au pluriel d'Homère et de Dante, estime que « tous deux ont à défier l'ancien interdit, abattre l'ancien dieu de la Limite ». La tâche de Jason est analogue à celle du double Ulysse homérique et dantesque. Au chant IV des Argonautes , le narrateur redouble cette sensation d'abandon face à l'infini : « Naviguaient-ils dans l'Hadès ou sur les flots ? Ils n'en avaient eux-mêmes pas la moindre idée. Ils s'en remirent pour leur route au gré de la mer, incapables qu'ils étaient de savoir où elle menait ». Ulysse, Jason et tous ceux qui par leur naufrage, leur voyage, leur exploration parcourent des espaces vierges avant leur passage, affrontent l'encore-vide, l'informe, la Béance, dont Jean-Pierre Vernant esquisse une présentation : « Qu'est-ce que la Béance ? C'est un vide, un vide obscur où rien ne peut être distingué. Espace de chute, de vertige et de confusion, sans terme, sans fond. On est happé par cette Béance comme par l'ouverture d'une gueule immense où tout serait englouti dans une même nuit indistincte. À l'origine donc, il n'y a que cette Béance, abîme aveugle, nocturne, illimité ». Et ce vide a commencé par être rempli par du récit. Parfois c'est le récit qui précédait le lieu, qui annonçait l'émergence d'un espace encore inexistant. Ulysse rencontre Tirésias dans les enfers pour connaître son destin et apprend qu'il finira ses jours dans un pays qui ne connaît pas le sel. Homère n'a pas rempli ce lieu, mais d'autres s'en sont chargésBertrand Westphal. La Géocritique.Reel, Fiction, Espace Eds De Minuit (c'est moi qui souligne)

 

C'est pourquoi le parcours d'un tel espace labyrinthique relèverait, dit Pierre Rosenthiel, d'une « intelligence myope », celle qui ne dispose ni de carte, ni de plan, l'intelligence tactique de M. De Certeau. En un mot une intelligence d'explorateur dont le cerveau se contente à tout instant des informations de proximité et qui déroule et rembobine alternativement son fil, en laissant des traces de son passage au sol.Il y a d'ailleurs, selon l'auteur, deux Ariane possibles,   deux stratégies: une Folle qui par désir de précipiter l'évènement de sa sortie déroule son fil le plus loin possible au risque de tout embrouiller par les entrecroisements, lorsqu'elle est obligée de revenir en arrière : l'autre , L'Ariane Sage qui rembobine, dès lors qu'elle rencontre un cul de sac ou le fil déjà déroulé

« Mais il s'agit ici de l'art de conduire sa marche dans un lieu inconnu à l'aide d'une pelote de fil : une procédure systématique pour explorer un réseau, un algorithme de réseau en somme. Au début du processus, on fixe le bout pendant au point de départ et on déroule le fil en avançant, puis on le rembobine un peu sur la pelote pour revenir un peu sur ses pas. Il est convenu qu'on ne répète pas deux fois un déroulement sur une même voie. Si le fil est tout rembobiné sur la pelote, on est de retour à la case départ…

L'inspection d'un réseau que nous appellerons sa battue, consiste à parcourir à la suite tous les couloirs une fois dans chaque sens Si ce double parcours est accompli par une pelote, nous le nommerons dédale: la moitié est faite de déroulements, l'autre moitié de rembobinages ; les uns et les autres alternent : il faut dire comment! C'est là, la subtilité ! Ainsi fut explorée à fond et sans pas inutiles la grotte de Gortyne par les sauveteurs ; ainsi également Thésée put atteindre avec certitude le Minotaure. Le déroulement du fil ne pose pas de problème; une seule règle : ne dérouler que dans un couloir libre, c'est-à-dire où l'on n'a jamais déroulé ! Quand s'offrent plusieurs couloirs libres en un carrefour, Thésée en choisit un à sa fantaisie : c'est la menue part du hasard.

Or rappelez-vous que l'ingénieux Dédale a bien souligné la vraie difficulté : quand doit-on rembobiner le fil sur la pelote, et jusqu'où? Ariane sortant de chez Dédale retenait tout cela à l'aide de la ritournelle :

« Dérouler tant; qu'on peut, rembobiner un peu ». Pierre Rosenthiel Le Labyrinthe Des Jours Ordinaires Seuil. .(c'est moi qui souligne)

  

Tout le mythe tiendrait donc à un fil ; c'est d'ailleurs ce qu'indique un dernier épisode. Dédale s'est enfui du labyrinthe, il est poursuivi par Minos  jusqu'en Sicile. Pour le démasquer le roi organisera une sorte de concours, soit faire passer un fil dans un coquillage en colimaçon. Dédale sera reconnu par l'ingéniosité et la simplicité de la solution. Il perce un trou au sommet du coquillage et y introduit une fourmi attelée à un fil. Lorsque la fourmi ressort, le fil est enfilé et Minos comprend que Dédale est là. Ce qui importe ici c'est le schéma de pensée, l'épure la structure universelle puisque Lévi Strauss montre des schèmes et des structures analogues, dans les peintures corporelles des Caduveo du brésil.


« II y a quatre mille ans, un modèle de pensée semble avoir été pressenti par les Cretois. En témoigne un graffiti savant, reproduit à l'identique durant vingt siècles tel un sceau officiel de la Crète, sur des monnaies, des tablettes de terre cuite, des pierres d'apparat, et jusque sur les murs de Pompéi.

Sur les pièces de monnaie, un réseau clair en relief saute aux yeux : il dessine une croix dont les quatre branches se prolongent et s'en vont, on ne sait où, former une figure bien ramassée. À les suivre, l'œil vacille ; l'esprit entrevoit une représentation minimale de labyrinthe aux boyaux courbes, avec un carrefour à quatre choix et quatre culs-de-sac.Or, à y regarder de près, le fond du motif apparaît comme un passage serpentant entre les reliefs : la représentation d'un fil unique.

Le dessin mythique opposerait donc la complexité - le labyrinthe — à la simplicité — le fil —, celui-ci défaisant celui-là. Cette image paradoxale, figurant le bouillonnement de la pensée, connaîtra une fortune extraordinaire.

La même construction mentale émane de la légende du labyrinthe de Dédale. Si l'on y suit Thésée dérouler et rembobiner alternativement la pelote de fil qu'il a reçue d'Ariane pour maîtriser sa route, pour débusquer le Minotaure, le mettre à mort et sortir du labyrinthe, cheminer se révèle un art. La pelote devenue tête chercheuse - ou moteur de recherche - constitue par ses mouvements ajustés un algorithme, connu sous le nom de fil d'Ariane. Cette trouvaille antique figure aujourd'hui au cœur de la science des réseaux.

D'où notre enquête sur l'éclosion récurrente d'une démarche universelle de l'esprit: l'exploration par cheminement d'un espace inconnu (et non par tache d'huile) avec la charge émotionnelle du plaisir de la découverte qui l'accompagne.

Il s'agit de prêter une attention de nature géométrique à ce phénomène sans âge. On pourrait ainsi observer un enfant décrivant ses déambulations jalonnées d'astuces concrètes ; ou quelques combi-natoristes antiques débattant du mode d'emploi de la pelote, tel un prélude à l'informatique moderne ; et, pourquoi pas, une femme et un homme entrecroisant leurs labyrinthes sentimentaux...

Certes, nul ne sait de quels enchevêtrements est formé le labyrinthe particulier où se distille la pensée de chacun. Mais l'obstacle de l'informe est vaincu si l'on pose qu'un labyrinthe est un réseau inconnu où un fil d'Ariane est à l'œuvre !

Ainsi marmonne l'auteur devant sa page blanche, persuadé que l'intuition Crétoise du fil donne une réponse à la question omniprésente : comment explorer un labyrinthe ? Ou, ce qui revient peut-être au même : comment, du chaos intuitif de notre esprit, extraire une pensée linéaire. ». Pierre Rosenthiel Le Labyrinthe Des Jours Ordinaires Seuil .(c'est moi qui souligne)


Pour finir il faut revenir à Ariane. F.Frontisi-Ducroux dégage pour sa part dans « OUVRAGES DE DAMES », d'autres métaphores propres au fil et au tissage et donc de nouveaux labyrinthes du mythe. Chaine et trame , masculine et féminine en langue grecque, auraient une connotation sexuelle et évoqueraient le mariage. Dans le mythe ce n'est pas Thésée qui séduit Ariane c'est elle qui le provoque et exige le mariage (un comportement peu grec). La pelote de laine aurait-elle alors avoir affaire avec le voile nuptial que les femmes tissaient elle-même ou que le futur leur offrait (ici encore le rôle est renversé puisque qu'Ariane offre le fil). Ariane manque des deux qualités qu'Aristote vantait chez les femmes : la retenue sage et la production de beaux ouvrages(les beaux-arts seraient œuvre féminine) elle fait preuve d'hybris érotique, au lieu de tisser sagement.. Selon Frontisi-Ducroux, l'échec et l'abandon d'Ariane était donc prévisible et c'est encore une lecture possible du mythe. Un « fil ne peut faire un tissu », nous dit l'auteur, et on ne connaissait, à l'époque ni l'art du crochet, ni du tricot. Il fallait donc deux fils pour faire une étoffe, comme pour bâtir une union.

« Ariane était trop amoureuse pour faire du tissage. Semblable, peut-être, à cette adolescente dont Sappho retranscrit la plainte : « Mère chérie, je ne peux plus faire résonner mon métier à tisser, tant je suis domptée par le désir de ce garçon, à cause de la tendre Aphrodite. » Tout au plus pouvait-elle s'identifier à la Parque, en laissant filer entre ses doigts la laine dont dépendait la vie de Thésée. Mais un fil ne fait pas un tissu

Il faut deux fils pour faire une étoffe, il faut être deux pour faire un mariage. Ariane n'a pas su filer le parfait amour. Elle n'a remis à son amant qu'un seul fil, le stêmôn, le fil mâle, et l'on sait quel enchevêtrement est sorti des mains de Thésée : du tissage d'homme, où le fil unique ne s'entrelace pas même avec lui-même, mais ne fait que se superposer à chaque retour, à chaque passage au même endroit. Si seulement il avait rembobiné au fur et à mesure ! Certes, les Romains ont appliqué, par analogie, le verbe tisser à la fabrication du papyrus, alors que cette technique repose sur la superposition de bandes de trame et de chaîne, le collage remplaçant l'entrelacs. Mais ce beau travail régulier de croisements, si utile pour servir de support à la production d'un texte, ne peut être comparé au désordre labyrinthique dessiné par Thésée maniant le fil d'Ariane Ce tissage bâclé a de surcroît été promptement détissé. La désunion du couple était annoncée et le mariage compromis par avance.


A  qui la faute ? Sitôt débarrassé de sa bienfaitrice, Thésée prouve qu'il est parfaitement capable, avec l'aide de Dédale, d'exécuter un tissage parfait, la belle texture qu'il agence pour la joie des regards divins, en entrelaçant harmonieusement les deux files, celle des garçons et celle des filles, qu'il a sauvés du Labyrinthe. Soit une double farandole où, quand une file rencontre l'autre, les danseuses s'inclinent pour se glisser, telle la trame, sous les bras des danseurs qui font la chaîne, et réciproquement... »

« Mais Ariane ne faisait ni la trame ni la chaîne. Elle n'était pas de la fête. Thésée, tout jeune encore, en était là, peut-être, à son coup d'essai. On sait qu'il en fera bien d'autres. « Volage adorateur de mille objets divers », dira de lui (selon Racine) la sœur d'Ariane, Phèdre, pourtant bel et bien épousée. Les Athéniens, cependant, gênés par la réputation d'inconstance de leur héros national, ont tenu à le disculper de l'abandon d'Ariane. Il y aurait été contraint par les dieux. Certaines peintures de vases attiques montrent le couple séparé de force par Athéna et Dionysos. La déesse entraîne fermement Thésée vers Athènes pour qu'il en devienne le roi. Dionysos s'empare d'Ariane avec une douce violence. Qu'Athéna ne veuille pas pour sa cité d'une princesse Cretoise effrontée et maladroite se comprend aisément. Elle protège les tisserandes habiles, appliquées et modestes. Quant à Dionysos, n'est-ce pas précisément l'inaptitude d'Ariane à une féminité canonique et rangée qui l'a séduit ? Il n'apprécie guère les tisseuses trop consciencieuses, les obsessionnelles incapables de lâcher leur métier. Ariane est faite pour l'amour. À la cour de Minos, elles ont ça dans le sang. Aussi le dieu, bien avisé, s'empresse-t-il de la consoler, d'en faire son épouse-amante, un modèle de conjugalité erotique, et de la rendre immortelle. Elle a, dit-on, rejoint les étoiles. Une fin heureuse pour un tissage raté ? »Françoise Frontisi-Ducroux. Ouvrages De Dames.Seuil