Ariane ou la fragilite d’un fil. le labyrinthe .mythes et symbole.(5)

Publié le 10 juillet 2013 par Regardeloigne

« D'Ariane amoureuse Thésée reçut le fil et apprit comment parcourir les replis du Labyrinthe ». Plutarque


« Prends cette pelote et déroule-la tout au long du parcours ; lorsque l'affaire sera faite, tu pourras rejoindre la sortie en rembobinant le fil. » Tel est le conseil que, selon la tradition, Ariane donne à Thésée.

Précise-t-elle, comme le propose le mathématicien Pierre Rosenstiehl : « Déroule en avançant et enroule un peu à chaque fois que tu reviendras sur tes pas » ? Conseil économique, qui suppose que le Labyrinthe comporte des voies sans issue obligeant Thésée à rebrousser chemin jusqu'au carrefour précédent (et à marquer d'un signe les couloirs déjà parcourus).

Nous ne possédons aucun détail sur la structure du Labyrinthe crétois. Entre les textes et les documents figurés, la contradiction est totale. Les monnaies de Cnossos portent un dessin gravé, tantôt cruciforme, tantôt quadrangulaire, tantôt circulaire trois schémas possibles, dont la pluralité II n'en reste aucune trace », dit Pline qui pourtant semble y croire. De surcroît, le dessin montre un parcours sinueux, certes, mais à voie unique, ne laissant aucune possibilité d'erreur. Le danger ne provient en ce cas que de la vision bornée de celui qui s'y aventure : le Minotaure risque d'être embusqué à chaque tournant. Il suffit d'être sur ses gardes. Mais le retour ne poserait aucun problème. Pas besoin de fil d'Ariane…..


Ce qui nous intéresse ici, c'est le fil d'Ariane et son mode d'action. Sa fonction est claire : il évite à Thésée de s'égarer dans le Labyrinthe et le ramène à son amante qui tient l'extrémité du fil, ce que l'on voit sur certaines images. Car on ne peut croire qu'elle lui ait simplement conseillé de nouer le bout au chambranle de la porte d'entrée, comme l'ont dit certains. C'est là méconnaître Ariane. Les poètes ne s'y sont pas trompés. Ariane qui guide les pas de Thésée ne lâche pas le fil. C'est l'amour qui mène le jeu »Françoise Frontisi-Ducroux. Ouvrages De Dames.Seuil(c'est moi qui souligne ici)


Les mythes sont eux-mêmes des labyrinthes. Nous parcourons les récits comme le « héros » a parcouru le labyrinthe. Nous cherchons le sens, nous aidant des fils d'Ariane et nous voulons, malgré les embûches, les pièges, les traquenards et les détours, parvenir au centre(la discussion critique doit se demander s'il y a bien un centre,questions à poser plus tard), à l'essentiel, là où s'agencerait la signification ultime du récit.

Ariane est évoquée incidemment dans l'Iliade par le qualificatif d'une princesse aux « belles boucles ». Son nom lui-même relève de toute une étymologie. Ariande en sumérien (liée à la fécondité de l'orge), Aragne (variante dialectale du grec ari'agnè), la « toute blanche » ou « la très pure », non au sens moral comme on pourrait le croire ,(son mythe en est fort éloigné)mais au sens du caractère intouché et intouchable de la nature éloignée des hommes, étrangère à leur bien comme à leur mal, au plus près donc du divin.

Comme l'indique L'art D'aimer D'Ovide , elle prend place dans la lignée mythique des « grandes et tragiques amoureuses » à l'instar de sa mère Pasiphae, de Médée(mythe des Argonautes) ,d'Hélène ou plus tard de sa sœur Phèdre.(nous sommes dans le culte d'Aphrodite).Une  « histoire de dames » dira Françoise Frontisi-Ducroux. Un amour fou, né du premier regard va la conduire à des transgressions successives, trahissant son père, complice du meurtre de son demi- frère. Selon une tradition, c'est Dédale qui suggère l'expédient et fournit à Ariane le fil qui g uidera les pas de Thésée, favorisant ainsi l'amour de la princesse, comme il a facilité celui de la reine. Un vase comporte la plus ancienne représentation du fil d'Ariane. C'est une spirale qui s'échappe de la main d'Ariane. Le Labyrinthe, parcours problématique, et le fil qui le double et permet de revenir au point de départ ont ainsi des figurations analogues, méandre et spirale.

Elle confie donc le fil à Thésée ainsi qu'une épée, à la seule condition qu'il accepte de l'épouser une fois sa mission remplie. Le héros va donc s'engager dans les méandres,les carrefours et les bifurcation du labyrinthe ,déroulant son fil, revenant en arrière jusqu'à ce qu'il rencontre le Minotaure, le tue et revienne à son point de départ où l'attend la princesse(.qui va connaitre les méandres de l'amour)

Selon le récit le plus connu, que reprend Ovide ci-dessous, à l'instar de Médée accompagnant Jason, Ariane suivit Thésée dans sa fuite mais ne parviendra pas à Athènes. Thésée s'empressa, en effet, de l'abandonner, endormie, sur les rivages de l'île de Naxos, où il avait fait escale. Pour apaiser les dieux dont tout héros grec redoutait la colère, Thésée rendit pourtant grâce à l'Apollon solaire et instaura,à cette occasion, une danse en l'honneur du dieu. D'après Pausanias, c'était un « un chœur de danse, qu'on dit être encore en usage aujourd'hui chez les Déliens, et dont les figures imitaient les tours et les détours du labyrinthe, sur un rythme scandé de mouvements alternatifs et circulaires ». Cette danse, portait le nom de Geranos — « danse de la grue».


« Exécuté par Thésée sur le sol de Crète, ou bien autour de l'autel d'Apollon dans l'île sainte de Délos, le branle de la grue retrace dans ses figures le péril encouru. Péril à deux visages que Callimaque rappelle dans l'Hymne à Délos: Thésée et ses compagnons ont échappé au mugissement effrayant, au fils sauvage de Pasiphaé, et au palais tortueux au labyrinthe en détours). Mais si le danger est double, trois termes le traduisent qui sont étroitement liés : le mugissement, vibration, ondoiement sonore, signifie dans l'ordre acoustique la confusion, l'entrelacement des voies, des tracés du labyrinthe, espace polymorphe lui-même en harmonie parfaite avec la nature hybride du monstre et son être double en qui se confondent l'homme et la bête. Plus précisément, une topologie du labyrinthe se laisse reconnaître à travers la danse, ses figures et l'oiseau qui en est l'éponyme. Le branle appelé géranos, du nom de l'échassier, se danse à plusieurs, les uns derrière les autres à la file et en une seule ligne comme elle se voit sur le vase François. Les exégèses indigènes sont explicites : la danse de la grue imite soit la sortie du labyrinthe, soit l'entrée dans la demeure du Minotaure. Et dans les descriptions des antiquaires, le branle est spécifié par deux traits. D'une part, ses figures majeures sont la parallaxe et la spirale combinant dans un tracé hélicoïdal les mouvements alternatifs de gauche à droite. De l'autre, le branle est conduit par deux meneurs dont chacun occupe une extrémité. Les danseurs sont disposés sur une file continue mais pourvue de deux têtes. Comme un monôme dont le serre-file se métamorphoserait en meneur, en un point et en un temps du parcours » .M.Detienne.La Grue Et Le Labyrinthe Persée. (C'est moi qui souligne ici)


M. Détienne précise la valeur symbolique de l'échassier pour les grecs. Un oiseau migrateur dont les déplacements dans le ciel décrivent des figures variées, alternant courbes ondulantes et longues files étirées. un oiseau qui était réputé pour sa prudence et sa clairvoyance(on est, nous le verrons, dans la Métis, l'intelligence ).Qualités qui lui permettent de rejoindre selon les anciens les deux bouts du monde en s'orientant selon les sons au point qu'ils semblaient connaître de manière intuitive la nature des airs et les changement des saisons

.

«  Dans l'un et l'autre parcours, il s'agit de franchir l'infranchissable, de traverser un espace sans repère apparent, sans direction fixe, où chaque issue qui semble s'ouvrir se révèle aporie insoluble et noeud inextricable. L'expédient auquel les danseurs recourent quand ils dansent la traversée victorieuse du labyrinthe prend la forme d'un renversement du serre-file en meneur du branle : la queue se métamorphose en tête et la fin est identique au commencement. Comme il en va pour une corde et ses deux bouts ou pour le fil qu'évoque le même pas de la grue avec ses danseurs à la file qui semblent errer en longs détours et soudainement retourner vers leur point de départ ».M.Detienne Op.Cité.

Ses offrandes ne suffirent pas à calmer les « Immortels » et en particulier le tumultueux Poséidon, (père du Minotaure). Celui-ci à son habitude va déclencher des tempêtes furieuses (une tradition en fait la raison de l'escale à Naxos). Le voyage de retour va durer sept mois au point que Thésée oubliera de hisser la voile blanche, en vue d'Athènes. De désespoir, le croyant mort, son père Egée se jettera dans la mort qui portera son nom.

« Si parmi vous, Romains, quelqu'un ignore l'art d'aimer, qu'il lise mes vers; qu'il s'instruise en les lisant, et qu'il aime. Aidé de la voile et de la rame, l'art fait voguer la nef agile; l'art guide les chars légers : l'art doit aussi guider l'amour. ..

Mais voici que Bacchus appelle son poète; favorable aux amants, il protège les feux dont il brûla lui-même. Ariane errait éperdue sur les plages désertes de l'île de Naxos, toujours battue des flots de la mer. À peine échappée au sommeil, elle n'était vêtue que d'une tunique flottante; ses pieds étaient nus, sa blonde chevelure flottait en désordre sur ses épaules, et des torrents de larmes inondaient ses joues : elle redemandait aux flots le cruel Thésée; les flots restaient sourds à ses cris. Elle criait et pleurait à la fois; mais (heureux privilège de la beauté !) ses cris et ses pleurs ajoutaient encore à ses charmes. "Le perfide ! disait-elle en se frappant le sein, il me fuit ! que vais-je devenir ? hélas ! quel sera mon sort ?"
Elle dit; et soudain les cymbales et les tambours qu'agitent des mains frénétiques font retentir au loin le rivage. Frappée d'effroi, elle tombe en prononçant quelques mots entrecoupés, et son sang a fui de ses veines glacées. Mais voici venir les Bacchantes échevelées et les Satyres légers, avant-coureurs du dieu des vendanges; voici le vieux Silène, toujours ivre : suspendu à la crinière de son âne, qui plie sous le faix, il peut à peine se soutenir. Tandis qu'il poursuit les Bacchantes, qui fuient et l'agacent en même temps, et qu'il presse du bâton les flancs du quadrupède aux longues oreilles, l'inhabile cavalier tombe la tête la première. Aussitôt les Satyres de lui crier : "Relevez-vous, père Silène, relevez-vous ! "
Cependant, du haut de son char couronné de pampres, le dieu guide avec des rênes d'or les tigres qu'il a domptés. Ariane, en perdant Thésée, a perdu la couleur et la voix : trois fois elle veut fuir, trois fois la crainte enchaîne ses pas; elle frémit, elle tremble, comme la paille légère ou les roseaux flexibles qu'agite le moindre vent. Mais le dieu : "Bannis, lui dit-il, toute frayeur; tu retrouves en moi un amant plus tendre, plus fidèle que Thésée : fille de Minos , tu seras l'épouse de Bacchus. Pour récompense je t'offre le ciel; astre nouveau, ta couronne brillante y servira de guide au pilote incertain." À ces mots, il s'élance de son char dont les tigres auraient pu effrayer Ariane; la terre s'incline sous ses pas; pressant sur son sein la princesse éperdue, il l'enlève. Et comment eût-elle résisté ? un dieu ne peut-il pas tout ce qu'il veut ? Tandis qu'une partie du cortège entonne des chants d'hyménée, et que l'autre crie : Évohé ! Évohé ! le dieu et sa jeune épouse consomment le sacrifice nuptial.
Ovide Art D'aimer Livre

 

Le sort ultérieur d'Ariane suscita de multiples versions. Pour les unes, elle mourut de chagrin, quoique survivant à jamais dans deux des plus beaux vers de Racine :

« Ariane, ma soeur, de quel amour blessée

Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée. »

Pour d'autres elle mourut d'une flèche d'Artémis sur ordre de Dionysos jaloux qui l'avait convoitée en vain. Une dernière version plus ancienne et plus favorable au héros,(sans doute athénienne) prétendit que Thésée et Ariane auraient trouvé refuge sur l'île de Dia à la suite d'une tempête. Athéna protectrice de Thésée lui serait apparue pur lui apprendre qu'Ariane était promise à Dionysos et que par conséquent, il devait renoncer à elle. C'est le cœur déchiré que Thésée aurait quitté Ariane et oublié de changer les voiles de son navire. Par ailleurs, Aphrodite serait apparue à Ariane pour la réconforter en lui annonçant la nouvelle de ses noces proches et la coiffer d'une couronne d'or. Par la suite les dieux la feront immortelle en la changeant en constellation (La Couronne Boréale) .Ariane devint Aridela, «  la très visible ».

Hésiode reprit l'histoire dans sa Théogonie : « Dionysos aux cheveux d'or pour florissante épouse prit la blonde Ariane, la fille de Minos , que le fils de Cronos a soustraite à jamais à la mort et à la vieillesse ». L'union d'Ariane et de Dionysos pourrait prendre place dans un mythe égéen primitif, où ils représentaient tous deux des divinités de la végétation. Ariane (mère de l'orge) étant soumise comme toute plante à une mort suivie de résurrection. L'épisode des amours d'Ariane et de Thésée aurait été surajouté tardivement.

 

« Dès l'Antiquité, une réflexion sur les mythes s'est engagée qui a doté le mot muthologia d'une double définition : dans la « mythologie » se sont retrouvés associés le fait de « raconter des histoires » et le fait d'« enquêter sur les histoires » (muthologeîn dans les deux cas). Les mythes grecs ont donc ceci de particulier qu'ils ont suscité une réflexion au moment même où ils étaient produits. La mythologie contemporaine présente cependant une originalité : elle réfléchit sur « le mythe » autant que sur « les mythes », le passage du pluriel au singulier soulignant qu'elle s'intéresse moins à une collectivité qu'à un concept opératoire. Le mythe est devenu un objet d'étude autonome, comparable à d'autres concepts tels que l'imaginaire ou le symbolisme ; il a cessé d'être une création de l'esprit humain pour devenir une attitude, un mode de pensée qui existe par lui-même, sans avoir à justifier son rattachement à une autre instance. La mythologie a donné naissance à l'idée de « pensée mythique ».

L'une des propositions qui met le mieux en valeur cette nouvelle qualité accordée au mythe est celle de Claude Lévi-Strauss, qui formalise dans la Pensée sauvage le mythe non seulement comme objet, mais comme procédé de réflexion complémentaire de la pensée scientifique. La « réflexion mythique » n'est pas seulement une pensée primitive, c'est-à-dire une forme primitive de la pensée, mais elle est analysée comme un « bricolage », c'est-à-dire une forme d'activité intellectuelle à part entière. Le mythe est le résultat d'un jeu qui consiste à s'arranger avec les « moyens du bord », à se débrouiller, sans plan ni modèle conscient, avec ce qui peut tomber sous la main pour construire un édifice. L'absence de schéma ou de projet préétabli n'est pas synonyme d'absence de logique ou d'efficacité, bien au contraire : le mythe catalogue, inventorie, ordonne et réarrange tout ce qui peut passer à sa portée, et se définit donc comme un instrument spéculatif. Le fait que le mythe ne recoure pas à la logique hypothético-déductive, celle des sciences mathématiques traditionnelles, par exemple, ne le rend pas moins profondément et intimement rationnel. Dans cette optique, le mythe n'est plus faux sous prétexte qu'il s'oppose à la véracité du discours scientifique, il est autre : il est un mode d'organisation des éléments qui fonctionne par opposition et complémentarité, parallélismes et inversions. L'analyse de Claude Lévi-Strauss permet non seulement une réhabilitation du mythe, mais aide à définir un certain nombre de principes opératoires sur lesquels la mythologie contemporaine se fonde aujourd'hui…Charles Delattre Manuel De Mythologie Grecque. Breal. (c'est moi qui souligne ici)

 

Pour Françoise Frontisi-Ducroux, dans « OUVRAGES DE DAMES »,  Ariane n'est pas une simple intermédiaire destinée à servir simplement les desseins de Thésée.  « Le fil, dont la souplesse peut reproduire les sinuosités du dédale et en résoudre l'aporie, est un fil de laine, et il sort nécessairement des mains d'une femme ».

Dans le mythe Dédale et Ariane représentent, à côté de la force brutale du « monstre et du héros, la Métis, l'intelligence tactique, telle que la définit M. De Certeau :

«  La tactique n'a pour lieu que celui de l'autre. Aussi doit-elle jouer le terrain qui lui est imposé tel que l'organise la loi d'une force étrangère. Elle n'a pas le moyen de se tenir en elle-même, à distance, dans une position de retrait, de prévision et de rassemblement de soi : elle est mouvement 'à l'intérieur du champ de vision de l'ennemi'….et dans l'espace contrôlé par lui. Elle n'a donc pas la possibilité de se donner un projet global ni de totaliser l'adversaire dans un espace distinct, visible et objectivable. Elle fait du coup par coup. Elle profite des «occasions »… Il lui faut utiliser, vigilante, les failles que les conjonctures particulières ouvrent dans la surveillance du pouvoir propriétaire. Elle y braconne. Elle y crée des surprises… Elle est ruse. En somme, c'est un art du faible »

 

Ariane entre donc dans la catégorie des fileuses mythologiques, comme Pénélope, Hélène, et bien sur Arachné(article correspondant) .Le labyrinthe recoupe un autre paradigme anthropologique, celui du tissage. « Riche ambiguïté de la métaphore du tissage que contes et mythes mettent en abyme —le mythe écrivait Mauss, est comme le réseau d'une toile ».Francois Warin. Cette mythologie nous a légué des expressions : "le fil d'Ariane", "la toile de Pénélope", "la vie ne tient qu'à un fil"…les Parques filent le destin de chacun, les autres tissent leurs rets amoureux. Célébrées par l'art, immortalisées par la littérature, les Parques, Ariane et Pénélope habitent encore notre imaginaire commun.

 

« L'état des choses s'enchevêtre, mêlé comme un fil, un long câble, un écheveau. Les connexions n'ont pas toujours leur dénouement. Qui démêlera cet embrouillement? Qu'on imagine le fil du réseau ou le cordon de l'écheveau ou du lacis à plus d'une dimension, qu'on imagine l'entrelacs comme la trace sur un plan de l'état que je décris. L'état des choses me paraît une multiplicité croisée de voilages, dont l'entrelacs figure une projection. L'état des choses se chiffonne, se froisse, replié, parcouru de fronces et de volants, de franges, de mailles, de laçages.

Dévoiler ne consiste point à ôter un obstacle, enlever un décor, écarter une couverture, sous lesquels gît la chose nue, mais à suivre patiemment, avec un respectueux doigté, la disposition délicate des voiles, les zones, les espaces voisins, la profondeur de leur entassement, le talweg de leurs coutures, à les déployer quand il se peut, comme une queue de paon ou une jupe de dentelles.

Le tisserand, la fileuse, Pénélope ou autre, m'étaient jadis apparus comme les premiers géomètres, parce que leur art ou leur artisanat explore ou exploite l'espace par nœuds, voisinages et continuités, sans nulle intervention de la mesure, parce que leurs manipulations tactiles anticipent la topologie. Le maçon ou l'arpenteur devancent les géomètres au sens étroit de la métrique, mais celle ou celui qui tisse ou file les précède dans l'art, dans l'idée, sans doute dans l'histoire. On a dû s'habiller avant de bâtir, se vêtir flou avant de construire en dur.

A généraliser cette hypothèse, on dira que le tissu, le textile, l'étoffe donnent d'excellents modèles de la connaissance, d'excellents objets quasi abstraits, premières variétés : le monde est un amas de linges. La femme, pour la connaissance, prévenait depuis longtemps le mâle. ». Michel Serres .Les Cinq Sens.Grasset

 

En Grèce ancienne, le travail de la laine (et des autres matériaux servant à la fabrication des textiles) est spécifiquement féminin. Lorsqu'une femme travaillait, elle travaillait la laine et son attribut était la quenouille. Rencontrée dans l'Odyssée, Hélène est en train de filer. Platon fera du tissage « art d'entrelacer la chaine et la trame », une pensée du politique ou la cité idéale unira les citoyens en un tissage parfait.

« La subtilité passe sous la toile. Telle figure paraît, devant, une forêt de nœuds la conditionne, derrière. On dirait, déjà, quelque élément d'ordinateur…La subtilité enchevêtre la trame et la chaîne, l'une sur l'autre ou en dessous d'elle, haute ou basse lisse. L'entrelacs désigne une situation analogue, plus subtile encore. Pouvons-nous placer un troisième lacet entre les deux fils, où le faire passer? Dessous, dessus, à côté, que signifie ce côté? »

«  Avant de courir aux choses infinies ou d'appeler le temps au secours pour pouvoir penser l'accumulation dense, il convient de revenir à la situation d'insertion ou de milieu. En effet, le troisième, à quelque échelon de la suite, a son gisement au milieu des deux précédents. Cette situation intercalaire dépend de plusieurs contraintes. Où placer le troisième grain, entre les deux ou au milieu d'eux? Va-t-on placer un fil entre les deux éléments ou un plan ? Quelle inclinaison donnera-t-on à ce plan ? Va-t-on simplement penser entre eux un espace ? On peut, dès lors, ou aligner sur le fil une série finie ou infinie de grains nouveaux, ou en remplir peu à peu ledit plan, ou en saturer ledit espace, etc. Autrement dit : la situation « entre » décrit une suite alignée sur un segment droit séparant les grains, ou ensemence l'espace où ils sont plongés tous les deux. Précisons encore : cette situation déploie aussi et surtout une grande multiplicité ou variété de chemins ou de voies traversant ce fil ou cet espace. En effet, à chaque échelon où se pose à nouveau la question, le choix de la situation intercalaire du nouveau grain peut avoir lieu dans une dimension différente. Toutes les femmes savent cela, les cousettes, les fileuses, les tricoteuses ou tisserandes: tantôt dessus, tantôt dessous, etc. Aucun des chemins obtenus ainsi ne court droit, aucun ne demeure dans la même dimension, tous se tordent, gauches. Comme beaucoup de ganses et boucles se ploient ensemble là, un entrelacs inextricable se présente. Que la métrique s'efface et sa raideur, confondue si souvent avec la rigueur, et la distinction se distingue de la distance, et le nombre des chemins d'ici là-bas croît inexorablement, et se chevauchent les voies. Le corps muni de ses centaines de degrés de liberté vivait souplement, vit toujours cette situation avant que la topologie nous la réapprenne, ou nous apprenne une rigueur autre que celle d'un automate en bois. Qui ne voit immédiatement qu'un nœud au sens courant se forme là : dès que se présente un espace-entre. Or il se présente dans la discrétion comme dans la continuité, et plus dans la première que dans la seconde. Le séparé se nouerait donc mieux que l'inséparable »Michel Serres Op.Cité


A l'instar de l'artisanat que symbolise Dédale, l'art féminin est donc affaire de Métis, de cette intelligence rusée et d'habileté technique que matérialisera également Pénélope et qui fait qu'une simple pelote de fil triomphera des obstacles du labyrinthe. Celui-ci, d'ailleurs, selon Virgile, est « un parcours tissé de parois aveugles ». Le fil rend intelligible le parcours qu'il dessine. Plutarque marque sa relation avec la connaissance du labyrinthe par l'étymologie. Le verbe melissein qui désigne le déroulement de la bobine, renvoie à « faire tourner, (d'où le mot hélice), le mouvement du fuseau et du préverbe ana-, «  en arrière, en remontant ». « Enrouler à rebours », c'est dérouler, et ce verbe s'applique aussi au déroulement d'un rouleau manuscrit. Par extension, il signifie « lire » et « expliquer ». Dérouler le fil, c'est donc « expliquer » le Labyrinthe.


(A suivre)