L'impôt inutile : un vol odieux, coupable et lâche

Publié le 09 juillet 2013 par Copeau @Contrepoints

Selon Benjamin Constant, il faut des garanties constitutionnelles contre les abus du pouvoir, en particulier contre l’accroissement indéfini des impôts. En effet, « tout impôt inutile est un vol », écrit-il, « un vol d’autant plus odieux, qu’il s’exécute avec toutes les solennités, de la loi ».

Par Benjamin Constant (1822).
Publié en partenariat avec l'Institut Coppet.

Un axiome incontestable, et qu’aucun sophisme ne peut obscurcir, c’est que tout impôt, de quelque nature qu’il soit, a toujours une influence plus ou moins fâcheuse. Si l’impôt produit quelque fois un bien par son emploi, il produit toujours un mal par sa levée. Il peut être un mal nécessaire ; mais, comme tous les maux nécessaires, il faut le rendre le moins grand possible : plus on laisse de moyens à la disposition de l’industrie des particuliers, plus un état prospère. L’impôt, par cela seul, qu’il enlève une portion quelconque de ces moyens, est infailliblement nuisible. Plus on tire d’argent des peuples, dit M. de Vauban dans la dîme Royale, plus on ôte d’argent au commerce. L’argent du royaume le mieux employé est celui qui demeure entre les mains des particuliers, où il n’est jamais inutile ni oisif.

J.J. Rousseau, qui, en finances, n’avait aucune lumière, a répété après beaucoup d’autres, que, dans les pays monarchiques, il fallait consommer par le luxe du prince l’excès du superflu des sujets, parce qu’il valait mieux que cet excédent fût absorbé par le gouvernement que dissipé par les particuliers. On aperçoit dans cette doctrine un mélange absurde de préjugés monarchiques et d’opinions républicaines. Le luxe du prince, loin de décourager celui des individus, lui sert d’encouragement et d’exemple. Il ne faut pas croire qu’en les dépouillant il les réforme. Il peut les précipiter dans la misère, mais il ne peut les ramener à la simplicité. Seulement la misère des uns se combine avec le luxe des autres ; et c’est de toutes les combinaisons la plus déplorable.

Des raisonneurs non moins inconséquents ont conclu, parce que les pays les plus chargés d’impôts, comme l’Angleterre et la Hollande, étaient les plus riches, qu’ils étaient plus riches parce qu’ils payaient plus d’impôts ; ils prenaient l’effet pour la cause. On n’est pas riche, parce que l’on paie ; on paie, parce qu’on est riche.

Tout ce qui excède les besoins réels, dit un écrivain dont on ne contestera pas l’autorité sur cette matière, cesse d’être légitime n’y a d’autre différence entre les usurpations particulières et celles du souverain, si ce n’est que l’injustice des unes tient à des idées simples, et que chacun peut aisément distinguer, tandis que les autres étant liées à des combinaisons dont l’étendue est aussi vaste que compliquée, personne ne peut en juger autrement que par des conjectures.

Partout où la constitution de l’État ne met pas un obstacle à la multiplication arbitraire des impôts ; partout où le gouvernement n’est pas arrêté par des barrières insurmontables dans ses demandes toujours croissantes, quand on ne les conteste jamais, ni la justice, ni la morale, ni la liberté individuelle ne peuvent être respectées. Ni l’autorité qui enlève aux classes laborieuses leur subsistance chèrement acquise, ni ces classes opprimées qui voient cette subsistance arrachée de leurs mains pour enrichir des maîtres avides, ne peuvent rester fidèles aux lois de l’équité, dans cette lutte scandaleuse de la faiblesse contre la violence, de la pauvreté contre l’avarice, du besoin contre la spoliation. Tout impôt inutile est un vol que la force qui l’accompagne ne rend pas plus légitime que tout autre attentat de cette nature ; c’est un vol d’autant plus odieux, qu’il s’exécute avec toutes les solennités, de la loi ; c’est un vol d’autant plus coupable, que c’est le riche qui l’exerce contre l’indigent ; c’est un vol d’autant plus lâche, qu’il est commis par l’autorité en armes contre l’individu désarmé. L’autorité elle-même ne tarde pas à en être punie.

Les peuples dans les provinces romaines, dit Hume, étaient si opprimés par les publicains, qu’ils se jetaient avec joie dans les bras des barbares heureux que des maîtres grossiers et sans luxe leur présentassent une domination moins avide et moins spoliatrice que les Romains.

L’on se tromperait encore en supposant que l’inconvénient des impôts excessifs se borne à la misère et aux privations du peuple. Il en résulte un mal plus grand, que l’on ne me paraît pas, jusqu’à ce jour, avoir suffisamment remarqué, et que j’ai développé dans un autre ouvrage.

La possession d’une très grande fortune, y ai-je dit, inspire aux particuliers des désirs, des caprices, des fantaisies désordonnées qu’ils n’auraient point eues dans une situation plus modique et plus restreinte. Il en est de même des gouvernements. Le superflu de leur opulence les enivre comme le superflu de leur force, parce que l’opulence est une force, et de toutes les forces la plus réelle. De là des plans chimériques, des ambitions effrénées, des projets gigantesques, qu’un gouvernement qui n’aurait possédé que le nécessaire n’eût jamais conçus. Ainsi le peuple n’est pas misérable seulement parce qu’il paie au-delà de ses moyens ; mais il est misérable encore par l’usage que son gouvernement fait de ce qu’il paie. Ses sacrifices tournent contre lui. Il ne paie plus des impôts pour avoir la paix assurée par un bon système de défense ; il en paie pour avoir la guerre, parce que l’autorité, fière de ses immenses trésors, invente mille prétextes pour les dépenser glorieusement comme elle le dit. Le peuple paie, non pour que le bon ordre soit maintenu dans l’intérieur, mais pour que des favoris, enrichis de ses dépouilles, troublent au contraire l’ordre public par leurs vexations impunies. De la sorte, une nation qui n’a pas de garantie contre l’accroissement des impôts achète par ses privations les malheurs, les troubles, et les dangers : et dans cet état de choses, le gouvernement se corrompt par sa richesse, et le peuple par sa pauvreté.

Benjamin Constant (1822), Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri. Chapitre XV. De l’impôt.

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