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Les poissons ne ferment pas les yeux

Publié le 08 juillet 2013 par Memoiredeurope @echternach

Les poissons ne ferment pas les yeux

J’ai placé sur ma table les deux éditions italienne et française du dernier roman en date d’Erri De Luca, « I pesci non chiudono gli occhi » « Les poissons ne ferment pas les yeux ». J’avais aperçu la couverture chez Feltrinelli voici pratiquement deux ans, mais entre-temps, je suis resté sous l’influence de « Et il a dit ». Cela a suffi à mon bonheur pendant des mois. « Cet ancien révolutionnaire ne pouvait se rapprocher jour après jour de livres qui sont les Livres des origines sans chercher en même temps à comprendre comment on vient au monde pour soi-même. Et on peut en effet naître à tout âge. » Je le redis au risque de lasser : je suis resté fasciné par le récit d’une renaissance.  Je lis avec délice aujourd'hui celui de la naissance.

Même si ce dernier petit livre n’est pas du même ordre, je veux dire, de l’ordre des paroles qui touchent au religieux, il exhume toutefois ce qui reste ancré en chacun de nous au plus profond : les moments sacrés de l’enfance. Ce sont des instants de grâce - qui semblent souvent aux parents des gamineries, des incidents ou des désordres de l’âge – mais qui nous façonnent toutefois durablement. Je retrouve de tels moments chez Valery Larbaud dont les livres m’accompagnent chaque jour, en particulier bien sûr dans les « Enfantines », pour ne pas parler de son contemporain Marcel Proust dont il a préfacé, et avec quelle admiration, l’ouvrage de Fiser Eméric consacré à l’esthétique de l’auteur de « La Recherche ». Les deux écrivains se respectaient et s’admiraient sans doute. Mais Marcel Proust était, par un sens de la politesse qui tenait à l’atmosphère des Salons littéraires, le plus obséquieux des deux.

Une camarade ou une voisine, parfois attirées par d’autres jeunes filles de leur âge, chez Valery et chez Proust. D’autres qui se suicident ou qui meurent sans que rien ne se soit passé avec elles. Ferminà Marquez, celle vis-à-vis de laquelle « Chacun de nous sentait en soi-même son espérance, et s’étonnait de la trouver si lourde et si belle. » Et toutes les Gilberte et Albertine du monde.

Perdre sa timidité et passer bien avant le temps, à l’âge adulte. Dans les jardins mitoyens, entre les enfants des bourgeois et ceux de leurs domestiques, au collège, ou sur la plage. S’affronter ainsi aux rivalités des autres mâles. Et découvrir le mot amour. « La fillette ne ressemblait pas à celles qui sortaient de l’école dans la cohue mixte. Elle produisait un effet inverse tout autour, de silence et d’espace. »

Nous restons ainsi dans l’enfance des écrivains. Mais dans l’enfance de De Luca, il faut aussi faire face à la pauvreté. Nous sommes sur les plages et dans le port de Naples parmi les pêcheurs, pas à Deauville parmi les noceurs ! Nous ne nous éloignons pourtant pas de la fragilité inquiète des couples qui se forment, contre l’adversité. Nous restons en compagnie de bons élèves qui doivent apprendre à maîtriser leurs corps pour s’être trop repliés sur leur âme. Contrairement au Parisien qui s’est enfermé dans son cabinet de liège et au Bourbonnais qui a erré de ville en ville, de femme en femme, le Napolitain y parviendra ! Il y parviendra par la course en montagne, par le travail physique, avec les mains calleuses qui attrapent sans peur ce qui blesse, de la roche rebelle à la haine des hommes, du marteau-piqueur aux avirons des barques remplies de filets et de lignes.

Une fille, un garçon, trois autres rivaux. L’histoire est faite ! Une fille du Nord de l’Italie passe ses vacances parmi des Napolitains qui s’affirment avec les poings. Un rapport étrange qui s’établit entre les Piémontais, voire les Lombards et ces curieux sectateurs d’un dialecte rude ! Il faut avoir eu la chance de connaître une fille du Nord trop sage et trop savante pour son âge, exprimant en permanence le sens aigüe d’une responsabilité et d’une dette vis-à-vis des animaux et proposant comme un talisman le sentiment aiguisé que l’exemple du comportement « naturel » des espèces animales est une leçon irremplaçable, pour recevoir la Grâce, comme De Luca, d’être guidé vers le respect de la nature. Bien au delà de la séduction d'un moment.

Il faut connaître aussi la violence physique pour venir d’un coup à ce qu’on peut être.

Il l’écrit, comme toujours, dans l’économie des mots et dans l’aube des formules :

« Je dois me débarrasser de ce corps d’enfant qui ne se décide pas à grandir. Qu’ai-je besoin d’un couteau, je dois aller chercher ces trois-là et me faire tabasser jusqu’à ce que la coquille se casse. Puisque je n’arrive pas à la forcer de l’intérieur, il faut le faire de l’extérieur. Je dois aller les chercher.

Aujourd’hui, je sais que le corps se transforme très normalement, avec une lenteur d’arbre. Le mien a traversé diverses formes jusqu’à celle du portemanteau qu’il est à présent. A dix ans, je croyais dans la vérité des coups. L’irréparable me semblait utile. »

Il y a des baisers de romans, il y a des baisers de cinéma. Il y a tous ceux que l’on a imaginés et pourtant laissés de côté, comme des images, capturées trop vites et qui ne méritent que l’accumulation dans les rayonnages, les boîtes, les coffres et les greniers. Nous les avons censurés avant même de les abandonner.

Tous ces instants qu’on aurait aimé vivre, auxquels on aurait aimé participer sont devenus des embryons sans descendance. Et puis il y a l’AMOUR. Même s’il reste un souvenir, il vient à la vie dans un baiser à couper le souffle, inoubliable jusqu’au moment où le souffle, en effet, s’éteindra.

« Le premier couple humain, créé dans un jardin le sixième jour, eut au-dessus de lui la première nuit sans limites. »

Au moment des origines. De nos origines.

« Aujourd’hui, je crois que le sport cérébral est une bonne école d’écriture, il entraîne à l’exactitude du mot qui doit correspondre à la définition requise. Il exclut celles qui sont voisines et l’exclusion est une bonne part du vocabulaire de celui qui écrit des histoires."

On peut tout exclure dans le récit, mais pas le mot AMOUR.


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