Dans les reportages, on le sait, les bribes d’interviews recueillies dans la rue ne servent en général qu’à donner un peu de vie, de proximité à la séquence. Cet « homme de la rue », comme on le désigne parfois avec mépris, ne répète que ce qu’il a déjà lu ou entendu, au mieux discuté avec des amis ; c’est l’écume de l’actualité. Même remarque pour les opinions recueillies au hasard dans une certaine presse à propos d’un sujet. On imagine que voir sa photo, son nom et son âge fait plaisir à la personne interrogée. Plus énervant encore, le jugement donné par une vedette de la chanson, du cinéma, de la télévision ; qui n’est souvent que le reflet d’un point de vue général… Car enfin, qui connaît le sujet ; je veux dire les tenants et les aboutissants d’une affaire ?
Dans « Voyage au bout de la nuit », Louis-Ferdinand Céline écrit : « Tout ce qui est intéressant se passe dans l’ombre, décidément. On ne sait rien de la véritable histoire des hommes. » « On nous cache tout, on nous dit rien » chantait déjà Jacques Dutronc et l’on n’y peut pas grand-chose. D’où ce terme d’ombre avancé par Céline. Ce qu’on sait de l’histoire des hommes c’est ce qu’on nous laisse voir, ce qu’on met en lumière. Parfois certains peuvent, avec difficulté, ramener sous la lumière, au vu de tous, des éléments sombres… parfois ! et à quel prix ! Heureusement l’ombre peut suggérer d’autres réflexions plus positives : voilà à la fois un espace et un temps qui peuvent nous servir de pause. L’ombre du crépuscule, par exemple. Et justement, plus loin dans le même ouvrage, Céline décrit avec le grand talent d’écrivain qui est le sien : « C’est loin déjà de nous le soir où il est parti, quand j’y pense. Je m’en souviens bien quand même. Ces maisons du faubourg qui limitaient notre parc se détachaient encore une fois, bien nettes, comme font toutes les choses avant que le soir les prenne. Les arbres grandissaient dans l’ombre et montaient au ciel rejoindre la nuit. »
Stendhal aborda lui aussi le sujet dans « Le rouge et le noir » : « J’aime l’ombre, je fais tailler mes arbres pour donner de l’ombre, et je ne conçois pas qu’un arbre soit fait pour autre chose, quand toutefois, comme l’utile noyer, il ne rapporte pas de revenu. »
Que disent les écrivains à propos de l’ombre ? Ils parlent de tout dans un beau foisonnement de phrases et de pensées : de l’évolution, de la conversation, de l’amour…
Dans « Un bel avenir », Warren Buffett note : «Quelqu’un s’assoit à l’ombre aujourd’hui parce que quelqu’un d’autre a planté un arbre il y a longtemps ». André Maurois, dans « De la conversation » évoque l’ombre autrement : « C’est délicieux quand deux silences ayant cheminé parallèlement dans l’ombre, soudain les deux esprits reparaissent côte à côte, avec la même phrase. »
Simone Piuze dans « Les Noces de Sarah » écrit : « Les amours non assouvies ne meurent pas ; elles attendent dans l’ombre l’étincelle qui les fera flamber à nouveau. » L’ombre ! Goûter l’ombre et le frais en plein été ; se promener dans les bois au milieu des jeux d’ombre et de lumière ; « A l’ombre des jeunes filles en fleurs » comme Proust dans « à la recherche du temps perdu »…
Et puis les mots : ombragé, obombrer, ombrageux… «Ces yeux obombrés par un cercle olivâtre, étaient surmontés de sourcils arqués et fournis. » (Balzac « Illusions perdues »)… pénombre, assombrir… « La belle chambre, où régnait une pénombre recueillie derrière les persiennes, entre-closes, vous pénétrait sitôt le seuil d’une déférence quasi inquiète » (Genevoix « Raboliot »)…
Voilà j’espère que je vous emmène grâce à des évocations, à des images, à des phrases dans l’entre-temps. Celui de l’ombre mystérieuse où nous nous rafraîchissons l’âme. Celui de l’ombre douce où nous attendons d’être prêts à affronter la pleine lumière. C’est un temps de repos, de réflexion. L’ombre existe pour équilibrer la lumière, pour que dans la balance de nos pensées et de nos actions, nous puissions réfléchir puis agir. L’ombre permet aussi de mesurer l’intensité du jour, de nous préparer à l’affronter. L’ombre c’est la méditation, l’introspection, la concentration avant la décision, l’explication, l’illumination. « Allez ! Que tout fût clair, tout vous semblerait vain ! / Votre ennui peuplerait un univers sans ombre / D’une impassible vie aux âmes sans levain. » (Paul Valéry « La philosophie et la ‘Jeune Parque ‘ »)