Le fauteuil rose d’Ano et la comfort zone de la Caraïbe
Ano
Chiklet
2012
Exposé dans la récente manifestation Global Caribbean IV, une œuvre d’Eddy Firmin dit Ano critique la structuration du milieu artistique, support de la création dans la Caraïbe. L’œuvre d’un rose soutenu ressemble à ce qu’Ano évoque comme un morceau de chewing- gum modelé comme un fauteuil profond, accompagné d’un repose – pied. On peut s’interroger sur sa fonction de siège peu fiable -qui s’affaisse- comme si le mettant à l’épreuve, celui qui chercherait à s’y asseoir allait s’enfoncer dans l’oubli. De plus, ce qui fait fonction de repose – pied est installé à coté du fauteuil comme pour tourner en dérision toute tentative d’y reposer ses pieds fatigués.
Le détail des boutons de cette pièce, piqués dans toute l’épaisseur du matériau évoque un certain luxe, suggérant que cet objet est fabriqué en cuir plutôt qu’avec une matière moins chère. Plutôt qu’un produit industriel, il semble davantage avoir été façonné à la main. En précisant qu’il est synonyme de luxe, de repos, de vacances mais éloignée de toute humanité, Ano souligne que ce fauteuil est une représentation visuelle de la comfort zone de Simon Njami où la réalité de la vie caribéenne est dissimulée sous l’apparence d’une vie idéale et luxueuse.
Ce monde économique de requins, source de lutte permanente crée un contexte où une majorité de caribéens surnage à peine ou coule et ce phénomène concerne aussi la situation de la création caribéenne. Parce que, par exemple, les œuvres qui ont le plus de visibilité et qui sont les plus largement promues dans les îles sont celles qui incarnent cette zone de confort. De contenu inoffensif, agréables à regarder, traditionnelles dans le choix des médiums, ces œuvres d’art et leurs créateurs reçoivent probablement le plus de reconnaissance et de soutien financier dans la région. Ce sont les artistes qui expriment la contestation, l’agressivité, l’inconfort qui se battent pour survivre.
Un autre niveau de lecture de cette œuvre découle de sa présentation dans une exposition collective ainsi que de sa couleur et de sa forme. Par exemple, est – ce une sculpture ou une installation ? Compte tenu du fait qu’elle est facile à transporter, on peut penser que c’est une sculpture si elle est présentée toute seule. Cependant exposée dans un contexte caribéen, faite d’un matériau qui donne l’impression de fondre et se répandre sur le sol, elle passe pour une installation.Cela modifie en effet la façon dont l’espace est appréhendé, comment l’œuvre est vue, en particulier pour des habitants de la Caraïbe en référence à leur contexte.
Derrick Cherrie
Retroflex
Symbole de bien –être, la couleur rose du fauteuil induit une ressemblance entre le meuble et la chair. Des références à des œuvres précédentes comme Retroflex (1988 – 1990) de l’artiste néo – zélandais Derrick Cherrie viennent à l’esprit. Avec cette œuvre, Derrick Cherrie déconstruit une barre métallique et un interrupteur encastrés dans une matière rembourrée ornée de boutons, comparable à celle du fauteuil d’Ano. Ces objets évoquent immédiatement l’activité physique et la l’oisiveté, une salle de bain ou une piscine peut – être, au contact de la chair, comme si le cadre suggérait l’image d’une sexualité débridée .L’ambiguïté de cette œuvre- à la fois objet avec lequel le corps interagit et une partie du corps même – est perçue comme similaire à la pièce d’Ano.
Le fauteuil semble inviter le spectateur à entrer en interaction avec lui (ou plutôt en réalité semble le défier de le faire) mais il ressemble aussi à de la chair moulée dans cette forme. Et il peut alors être perçu comme un organisme vivant luttant pour rester à flot, tout comme l’art contemporain dans la Caraïbe.
Ainsi, en dépit d’une apparence douillette, les connotations du fauteuil d’Ano résonnent fortement à la fois dans le contexte de l’histoire de l’art et dans le contexte social et anthropologique. La nature excessive de sa forme autorise des commentaires et des interprétations variées susceptibles d’être échangées donnant l’occasion d’un dialogue intéressant sur le confort /l’inconfort du contexte caribéen.
Natalie Mc Guire
Juillet 2013