Loin des actuelles préoccupations politiques, le dernier film de Haroun Mahamat « Gris-Gris » évoque la lente odyssée d’un couple impossible. Une histoire d’amour puisant dans la mythologie souvent tragique de l’amour juvénile et de la passion contrariée. Dans un continent où une jeunesse majoritaire est tenue fermement sous le boisseau par des adultes autoritaires, le couple conté par Haroun Mahamat est en soi une hérésie. Gris-Gris danseur handicapé fait de son corps un défi permanent contre la violence d’une société où, le jour les hommes le méprisent mais la nuit venue ne peuvent jouir sans le spectacle défiant la pesanteur qu’il leur offre dans les discothèques. Sa rencontre avec Mimi, jeune métisse que la survie oblige à vendre ses charmes à des touristes et fortunés africains, va progressivement révéler un personnage dont le regard et surtout la présence transcendent une histoire où se révèlent les itinérances dramatiques de grandes capitales africaines soumises à la violence du capitalisme et privées des traditions africaines. Un peu longuet et trahi par une fin trop abrupte, qui révèle surement une hésitation entre la tragédie et le drame, ce film est servi par des comédiens dont la forte et ambiguë présence est magnifiquement rendue par des plans subtils et une musique envoutante. En réalité Mahamat Saleh Haroun oscille trés souvent dans ses films rarement manichéens malgré un contexte où en permanence le Bien et le Mal s’affrontent. Depuis le prometteur Bye Bye Africa (1998) où, entre déception et nostalgie, il se fondait dans sa ville de naissance, NDiaména, Haroun n’a pas arrêté. Multipliant les projets ambitieux et récompensés très souvent par des prix, il s’est, à force d’un travail où un souci de l’Universel lui permet d’élargir une audience qui fait de lui un « doyen », un symbole et un modèle pour toute une génération.
Héritier d’un cinéma engagé politiquement et devenu orphelin depuis la disparition du Maitre Ousmane Sembène (2007), Haroun Mahamat est –il entrain d’enterrer et de renier ses rêves de jeunesse sur l’autel d’un pragmatisme économique et artistique ? Exilé pendant de longues années en France, ce tchadien était jusque-là très critique contre les dirigeants de son pays pendant de longues années. Allant jusqu’à affirmer dans la fiche de présentation de son film « Un Homme qui crie » primé à Cannes en 2010 qu’ « On a le sentiment que les envoyés du gouvernement, et notamment le Chef de Quartier, agissent comme des malfrats… Absolument. Ce n’est pas un conflit institutionnel : il y a des chefs de guerre et chacun essaie de profiter de la situation. Le chef de quartier, censé représenter l’ordre, rackette et pousse les gens à la faute jusqu’au moment où il se rend compte qu’il y a un vrai danger. Tous ces « officiels » jouent au poker : dès qu’ils sentent que le vent risque de tourner à leur désavantage, ils essaient rapidement de changer de camp. D’ailleurs, quand on regarde l’histoire du Tchad, on voit que beaucoup de gens sont passés d’une faction à une autre et qu’il y a eu énormément de ralliements de dernière minute. ».
Y’aurait-il eu « ralliement de dernière minute » avec l’affichage des remerciements adressés au Président tchadien ? L’arrestation récente à Dakar de l’ancien Président tchadien Hissène Habré, réfugié depuis 23 ans au Sénégal depuis le coup d’Etat de Idriss Déby Itno qui vient de décréter une « journée chômée et payée » pour fêter cette interpellation et sa traduction devant les Chambres Africaines Extraordinaires pour « crimes contre l’humanité ». L’instabilité politique récurrente de ce pays (coup d’Etat déjoué en mai 2013), la corruption, la dictature et le mépris des droits de l’homme du régime. L’activisme diplomatique et militaire du nouveau Tchad dont les ressources financières ont été brutalement et massivement étendues par l’exploitation d’un Pétrole dont ne profitent qu’une caste de courtisans, interroge sur le soudain ralliement d’un réalisateur qu’une tendance à la flagornerie semble saisir. Ainsi la réouverture du Cinéma Normandie, l’unique salle de cinéma dont dispose N’Djaména avec l’aide et le portrait du Chef de l’Etat à l’entrée, l’Ecole du Cinéma en construction au Tchad, le soutien à la réalisation de ses films et pour finir l’insertion de remerciements adressés au Président Idriss Déby dans le générique de « Gris-Gris ».
Autre reniement, plus artistique celui-là, remarqué par les cinéphiles et analystes, c’est l’abandon du 35 mm, que pourtant le réalisateur défendait bec et ongles, au profit du Numérique qu’il pourfendait il n’y a pas longtemps encore. Peut-être le budget production de ses films est –il devenu plus conséquent pour ne pas s’échiner avec le 35 mm ?
Mais c’est surtout l’auto-justification permanente et les digressions inutiles et blessantes qui semblent révéler un réalisateur pas encore à l’aise avec son nouveau statut. Invité à la présentation de son dernier film, j’ai pu vérifier une lente et incontestable mutation vers le genre de personnage narcissique que fabrique le Cinéma. Interrogé par une enseignante en Langues Etrangères sur les raisons du choix du français dans le film, il a réagi bille en tête en faisant un cours d’anti-colonialiste primaire injustifié et complètement incohérent comme on le verra par la suite. Taxant son interlocutrice de « néo-colonialieste », il s’est lançé dans des interprétations totalement déplacées sur le « problème des français avec leur langue ». Auparavant, il fera une longue citation du Coran qu’il dit « connaître par cœur », sur les pratiques rituelles qu’il faut dépasser et sur l’ignorance de « ceux qui à force de prier affichent des marques au front ». Mais c’est quand on l’aura interrogé sur ses nouvelles relations avec les autorités tchadiennes qu’il sortira de ses gonds pour attaquer les « immigrés » qui sont dans « des postures », qui n’osent pas « rentrer au village » et traitera « d’ados attardés » tous ceux qui garderaient cette position de « rebelles » face aux pouvoirs. Devant l’incompréhension générale et la stupéfaction du public, ses tentatives de rattrapage ne feront que révéler le masque dont l’homme ne se contente pas de revêtir ses personnages.
Les artistes, plus que tous les citoyens, restent libres de leur engagement: personnel, artistique, économique et politique. Créateurs ils renouvellent notre quotidien, transcendent nos existences et nous font tutoyer les Dieux. Si Haroun Mahamat a le droit de se rallier au Président Idriss Déby Itno, il n’a qu’à l’assumer tout simplement. Cela n’enlèvera rien au talent formidable avec lequel il nous aura offert de grands moments d’émotions. Pourvu que cela ne le prive du regard généreux, enchanteur mais critique et lucide de la réalité !
Karfa Sira Diallo