Sur ta terrasse qui alors se pare des charmes d’une scène de théâtre, ce ne sont plus des mots doux que tu lui susurres, mais bien des insultes, de la colère et les consonnes frappent l’air lourd comme autant de coups de poing vains. Tu l’injuries. Le ton monte et le fantôme reste impassible, comme lui quand tu cries. Jamais un geste, seulement un sourcil incrédule qui soulève de toutes ses forces son incompréhension. Tu le hais. Tu le frappes. Tu veux simplement le tuer de n’être pas venu ce soir comme convenu, comme toujours depuis bientôt un an. Tes jolies mains se ferment en nœuds de violence qui ne se heurtent à rien, pas même à la nuit sourde. Tu frappes le vide – le spectateur serait étonné, peut-être goûterait-il cette folie qui, sur scène, est tellement plus appréciable que dans la vraie vie. Tu frappes et les larmes désormais ne se retiennent plus, pas plus que les gros mots. Tu es laide ainsi. Ta beauté se déforme en une incroyable démence, tes mains fines sont des monstres, ta bouche un gouffre de l’enfer et tu tapes, tu frappes, tu griffes le vide aveuglément comme si tu t’accrochais aux parois d’une abyssale déchéance.
La ville, sous la terrasse, le monde, les voisins : tout cela n’existe plus. Tu frappes et tes poings jamais ne font ce bruit mat, ce bruit que tu aimes pourtant, ce bruit de peau blessée. Tu frappes son fantôme, tu frappes l’air du soir. Tu insultes les limbes et tes cris concurrencent le silence, recouvrent le monde de toute ta haine.
La scène s’éternise, le spectateur se lasse, mais l’actrice est trop prise par son rôle tragique. Combien de temps ? Quelques minutes où tes cris vont tutoyer la lune. Des secondes qui, demain, n’auront jamais existé. Tu frappes. Ton corps au bout de quelque temps te rappelle à l’ordre : tu fatigues, une douleur lancinante dans ton genou presque mort t’empêche de continuer. Tes poings s’effondrent le long de ton corps.
Tel un enfant qui, réveillé, contemple encore effrayé les horreurs de son cauchemar, tes yeux s’agrandissent devant le vide laissé par cette ombre que tu as fabriquée. Le pantin n’est plus là. Les mâchoires carrées, les yeux grands comme la terre se sont dissipés, ont rejoint l’atmosphère sur le dos velouté de quelque sombre chimère.
Tu es seule, encore. Seule avec tes lambeaux de haine, de peine, avec tes souvenirs d’étreintes, avec son parfum si lointain que tu penses le perdre.
Tu prends peur désormais. Debout sur ta terrasse, debout sur le monde et sur ta solitude, tu crains de ne plus savoir à quoi il ressemble. Tes mains ne peuvent plus rien dessiner. S’il ne revient pas. S’il ne revient pas comment donc feras-tu pour le redessiner. Ses traits lentement s’effaceront de ta mémoire pour laisser place à un homme informe et sans voix. Comme s’il était mort. Comme si jamais votre histoire n’avait vu le jour ou la nuit. Tu sais que ta mémoire n’est plus ce qu’elle était, tu sais que des morceaux de souvenirs s’éparpillent au gré du vent. Peut-être même qu’un jour, lorsque tu seras vieille, plus rien de ta vie ne se mettra dans l’ordre ; le mot chronologie sera un mystère et seuls les souvenirs les plus vieux referont surface, nets, frais comme la veille, clairs comme l’enfance. Peut-être l’oublieras-tu, lui, son cortège de caresses, les minutes et les heures perdues dans ses bras, dans sa bouche. Tu te sens comme folle. Mais l’amour, tu le sais, rend un peu fou parfois, personne n’y échappe.