Tibet (28) Monastère de Sera

Publié le 25 avril 2008 par Argoul

Sera est « l’enclos aux églantiers » selon l’étymologie, l’un des six grands monastères gelugpa. Fondé en 1419 par un disciple de Tsong Khapa, il est une université monastique qui a compris jusqu’à 5000 moines. Le monastère était réputé pour ses dop dop, ces moines policiers laïques qui faisaient régner l’ordre durant les querelles sectaires parfois turbulentes.

 

Un minet chinois écoute les explications du guide qui accompagne son groupe. J’observe ce spécimen ethnologique avec un certain amusement. Il est tout de noir vêtu, sauf le jean en denim bleu-gris : chapeau noir, tee-shirt noir, veste noire. Il porte une montre, un bracelet d’acier à l’autre poignet et un collier de perles d’ivoire au cou. Le noir et l’ivoire sont prévus pour mettre en valeur son teint, sa mèche folle qui dépasse du chapeau et sa lèvre boudeuse. Le minet est le symbole d’un pays qui se développe : fol de son apparence, fashion victim, consommateur qui n’existe que par ce qu’il porte aux yeux des autres. Son extrémisme est de se différencier “d’avant”, du vieux monde paysan et austère; il entre dans la modernité par tous les pores, il en rajoute par incertitude de jeunesse. Intéressante émergence du minet dans un pays qui émerge.

A nouveau l’obscurité du temple, l’odeur rance des mèches à beurre, le fétide du riz suri des offrandes, l’or terne des statues inertes établies un peu partout pour l’adoration, la presse des pèlerins soucieux d’acquérir des mérites qui se précipitent pour tourner les moulins, verser du beurre, glisser des billets… 42 colonnes courtes et 4 élevées, piliers, chapiteaux et entablement sculptés. Il reste des bibliothèques antiques que personne ne sait plus lire, les planchettes emballées de chiffon couverts de poussière entassées sur des étagères dans la fumée des lampes, des chaudrons emplis de réserves de beurre si vieux qu’on les attaque à la bêche, et les éternelles vieilles qui hantent la pénombre en marmottant, comme des chauve-souris édentées. Non, je n’aime pas les temples et cette atmosphère pesante et routinière qui flotte entre leurs colonnes. Je leur préférerai toujours l’extérieur et la vie.

Sur le toit justement, le spectacle est tout autre ; nous nous y retrouvons vite, Michel et moi, ayant quitté le groupe attardé dans les « explications » factuelles qui n’expliquent jamais rien, surtout pas la ferveur. Au-dessus des profondeurs priantes, on réétanchéifie. Une couche de terre mêlée de cailloux est épandue et un groupe la tasse en cadence avec de lourdes masses de béton emmanchées d’un piquet. Ils chantent des rythmes locaux, illustration presque communiste du travail par la joie. Mais ils prennent grand plaisir à le faire, filles et garçons émoustillés, au grand soleil et devant les étrangers. Plus loin sur le toit on enduit et on polit. Des écorces pilées cuisent dans un chaudron pour concocter une sorte de colle traditionnelle qui servira de goudron au toit. Elle est rouge-brun et changera de couleur une fois sèche. On la tartine toute chaude encore sur les endroits déjà tassés et polis.

Dans un enclos sous les arbres, sur un côté du temple, nous assistons à une nouvelle séance de disputes théologiques agrémentées de claquements de poings dans les mains et d’excitation rhétorique. Elle nous paraît moins dynamique que celle de Drepung. Est-ce la présence des touristes ? Au contraire d’hier où nous étions les seuls, il y en a beaucoup ici aujourd’hui, même de très jeunes enfants qui ne quittent guère les jupes de leurs mères tant toute cette étrangeté les inquiète.

Me promenant seul alentour, j’ai reçu du prêtre d’un collège à droite du temple la bénédiction sur le front d’une statue « chargée ». Avalokiteshvara m’a transmis une part de son énergie au bout d’un long bâton (réservé aux non-bouddhistes) tenu par le prêtre du lieu. Derrière ces lieux est érigé un temple tout neuf au décor de carton pâte aux couleurs criantes. Il s’agit probablement de la réplique neuve de la retraite de Tsong Khapa, détruite évidemment pendant la Révolte Culte. Je reste dans le sillage d’un couple tibétain accompagné d’une grand-mère et de deux petits garçons. L’ensemble accomplit ses dévotions à toute vitesse, fait courber la nuque des enfants pour leur faire toucher le pied des statues du front, et repart aussi vite.

Au lieu de faire offrande au clergé pour leurs simagrées, je donne à un titi d’une dizaine d’années, en loques, que sa misère n’empêche nullement de rire et de jouer avec ses copains mendiants dans le sable. A notre arrivée, il est venu se montrer et nous interpeller, mais ne nous a rien demandé. Il est joyeux, vivant, heureux d’exister. J’aime cela. Je me « relie » plus à cette vitalité d’enfant qu’aux grimaces des temples. Le billet que je donne sera mieux employé par ce gamin que par les prêtres. Merci, Avalokiteshvara, de m’avoir donné  cette intuition. Tee-shirt sans manches troué, pantalon trop grand, casquette crasseuse crânement vissée sur la tignasse, visière de travers, un sachet amulette et une médaille en plastique représentant le panchen-lama au cou, un bracelet de coton au poignet, le gamin est maigre mais vif.

Le dîner nous est offert par Tawa et son agence de tourisme chinoise. Il se doit d’être « moderne » et progressiste, ce repas. Nous avons donc droit d’aller dîner dans les étages des locaux branchés de la télévision locale KTV pour un « grand repas tibétain ». Il s’agit de cuisine tibétaine selon ce que l’on en pense à Pékin car les plats sont moyens et plutôt chinois.