" Un corps sous son linceul était arrimé à un chariot, auprès duquel une infirmière d'un certain âge à la mine sévère montait la garde, dans le parking.
- Vous n'êtes ni la personne ni le véhicule que j'attends, me dit-elle.
- Vous m'en voyez navré.
- En plus il va neiger, et il faudra que je le rentre.
Je tentais de changer de sujet pour lui parler de ma visite, mais First Sister étant un bled, l'infirmière savait déja qui je venais voir.
- Il vous attend, l 'entraîneur, me dit-elle
Puis après m'avoir indiqué où se trouvait sa chambre, elle ajouta :
- Vous n'avez pas tellement une allure de lutteur.
... Elle souffla une énorme volute. Elle portait une parka de ski et un vieux bonnet , mais pas de gants, qui l'auraient gênée pour fumer. Il commençait tout juste à neiger, quelques flocons épars, pas assez pour tenir sur le corps.
- Il attend le petit crétin des pompes funèbres, et puis il attend le purgotrucmuche, là...
- Le purgatoire, vous voulez dire ?
- Ouais, c'est ça. Et qu'est-ce que c'est au juste, vous qui êtes écrivain ?
- C'est que je n'y crois pas, moi, au purgatoire, tentai-je, ni à rien de tout ça...
- Je vous demande pas d'y croire, je vous demande ce que c'est !
- Un état intermédiaire, après la mort...
Elle ne me laissa pas finir.
- C'est quand le Tout-Puissant sait pas trop s'il envoie le gars croupir au sous-sol de l'au-delà ou alors à l'étage noble, comme qui dirait ?
- Plus ou moins.
J'avais un souvenir assez flou de la fonction du purgatoire ; il s'agissait de se laver de ses fautes, si mes souvenirs étaient bons. L'âme, dans ce fameux état intermédiaire qui suivait la mort, était censé expier quelque chose ( c'est du moins ce qu'il me semblait, mais je n'en dit rien ).
- Qui est-ce ? demandai-je en passant la main au-dessus du corps, comme elle l'avait fait elle-même
Elle me regarda en plissant les paupières, à cause de la fumée peut-être.
- C'est le Dr Harlow, vous vous souvenez de lui, non ? Je pense pas que le Tout-Puissant va mettre une éternité à trancher son cas ! dit la vieille infirmière.
Je me contentais de sourire et la laissais dans le parking, à attendre le corbillard. Selon moi, le Dr Harlow n'expierait jamais assez. Il était déja sûrement au sous-sol de l'au-delà, c'était sa place attitrée. J'espérais bien qu'il n'était pas question d'étage noble pour ce médecin si catégorique quant à mes "maux". ...
Lorsque je quittai la Maison de Retraite, la vieille infirmière était toujours dehors, et le corps du Dr Harlow arrimé à son chariot, couvert d'un linceul.
- Il attend toujours, me dit-elle en me voyant. ( La neige commençait à tenir, sur le corps.) J'ai décidé de ne pas le rentrer, vu que la neige, il risque plus de la sentir.
- Je vais vous dire quelque chose sur lui : il n'a pas changé d'un poil depuis qu'il est mort, toujours aussi rigide. Elle tira une longue bouffée de sa cigarette et la souffla sur le corps du Dr Harlow.
- Question vocabulaire, je suis pas de force à chinoiser avec vous : c'est vous l'écrivain, conclut-elle."
John Irving. Extrait de " A moi seul bien des personnages " Seuil 2013
John Irving
John Irving John Irving en 2010 à Cologne Œuvres principales John Winslow Irving, né le 2 mars 1942, est un romancier et scénariste américain. Son quatrième roman, Le Monde selon Garp , paru ...
http://fr.wikipedia.org/wiki/John_Irving
John Irving, professeur de désirs
http://www.lemonde.fr/livres/article/2013/04/18/john-irving-professeur-de-desirs_3161687_3260.html