Est-il acceptable à notre époque de rendre une chronique musicale avec près d’un mois de retard ? Certes non car désormais le temps presse, tout va désormais plus vite, tout va désormais si vite. Cependant, par-delà les excuses, bien légitimes, que j’adresse à mon employeur adoré, je tiens, sans pour autant chercher à me disculper, à légitimer quelque peu cet écart calendaire. Ce retard est en très grande partie imputable à cette œuvre avec laquelle je me suis de prime abord innocemment et gentiment acoquiné jusqu’à ce que les liens nous unissant tournent littéralement à l’obsession. Car accepter de pénétrer dans les entrailles de Super Forma, nouveau super (long) format d’Orval Carlos Sibelius revient à renoncer à toute vision simpliste de l’analyse critique, le principal questionnement n’étant plus de se demander si nous sommes en présence d’un bon ou d’un mauvais disque mais bien d’une œuvre majeure ou d’une œuvre indispensable. Et vous m’accorderez aisément que ce genre d’interrogations, si rare et si précieuse, est susceptible de perturber au plus haut point n’importe quel véritable amoureux du quatrième art partageant la vision de l’ami Friedrich qui affirmait il y a déjà bien plus d’un siècle que sans la musique, la vie serait une erreur.
Car le temps devient une notion somme toute relative à l’écoute de ce nouvel essai d’Axel Monneau composé sous ce nom si hétéroclite qu’il en devient révélateur. En effet, ce qui le rend si particulier, c’est qu’il parvient à rendre atemporelle une musique composée à tous les temps. Œuvre certes kaléidoscopique puisant ses racines à la source du plus pur psychédélisme sixties, cet opus n’en dévoile pas moins peu à peu une problématique bien plus riche et complexe qu’elle n’y paraît. Si ce phénomène décidément bien à la Mods tendant à lorgner respectueusement du côté des illustres aînés ne peut être ici occulté, la force de Super Forma est d’y ajouter un bon quintal d’audace et d’ingéniosité lui permettant non pas de réécrire l’Histoire mais d’y ajouter un nouveau chapitre. Dans un genre similaire, si nous avions pu récemment trouver plaisant l’essai de Jacco Gardner, force est de constater qu’après s’être délecté de Super Forma, le Cabinet of Curiosities du Flying Dutchman, nous paraissant soudainement on ne peut plus prévisible, semble désormais voler au ras des tulipes.
Si Sonho de Songes, tel un rêve éveillé, annonce de la plus belle des manières la Chevauchée Nocturne et le Lever de Soleil, la suite n’en sera que plus somptueuse, cultivant ce sentiment de clair-obscur où tour à tour, ombres célestes et lumineuses fulgurances viendront s’entremêler en plein cœur de ce road-movie sans âge. De cinéma, il est d’ailleurs question tant Super Forma, au gré des écoutes, nous invite à mettre en image nos propres obsessions comme sur Super Data, instrumental d’un classicisme renversant lorgnant du côté d’Ennio Morricone et François Deroubaix, ravivant toute cette filmographie d’Henri Verneuil et autre José Giovanni ayant bercé notre enfance. Projectionniste de profession, Axel Monneau parvient ainsi à mélanger les arts avec justesse et à-propos. Et les époques également. En témoigne le majestueux Spinning Round et sa pop psychédélique diablement moderne, flirt improbable, excusez du peu, entre John Cunningham et The New Lines sous l’oeil approbateur de Blur en pleine session d’enregistrement au Maroc de Think Tank (laboratoire d’idées, tiens tiens…). Et que dire de Desintegração jonglant avec les folies douces de Kevin Ayers et Steve Marriott et la virtuosité des Byrds tandis qu’Asteroids, météore à tendance surf-rock de moins de trois minutes dans la plus pure tradition West Coast invite les fantômes des Trashmen en plein film de Georges Lautner. Nulle question de se fâcher, bien au contraire. Et le jeu des émotions ne cesse de s’accélérer, du délicat et calme Bells sorti tout droit des White Christmas Sessions des Beach Boys avec son orchestration subtile et ses jeux de voix savamment distillés en passant par le dantesque et luxueux final d’Archipel Celesta pas très loin des dernières expérimentations des copains de label Yeti Lane, ici, tout n’est que volupté. Nous tremblons d’inquiétude à l’écoute de Calufon, sépulcrale ritournelle puis frissonnons de bonheur dès l’entame de Good Remake, morceau doux et sucré comme une rencontre entre Teenage Fanclub et les Posies, à ériger au rang de classique pop doté d’un sens mélodique si évident et familier. Ce genre de morceau vous ramenant à la vie, cette vie faite de ces si rares moments où la béatitude l’emporte sur les vicissitudes. Les quinze minutes de Burundi, dernière destination offerte, clôturent entre traditionalisme et expérimentations modernes ce fabuleux voyage empli de terres inconnues jalonnées d’endroits pourtant si familiers, parfaite synthèse d’un artiste capable de nous offrir la plus trépidante des aventures dans le confort le plus sécurisant.
Odyssée musicale à tiroirs ne révélant ses merveilles que par infimes touches écoute après écoute, Super Forma s’inscrit donc dans cette lignée des disques rares, ceux-là mêmes générant l’envie de les partager avec nos plus proches amis tout en ayant le regret de ne pouvoir les garder pour nous seuls. Clapping Music, après The Echo Show de Yeti Lane l’année dernière, sort donc sa seconde merveille absolument inclassable… et donc indispensable. Ces œuvres riches s’appuyant sereinement sur le passé et le présent pour mieux envisager le futur. Ne cherchez plus le vrai renouveau de la scène française, il éclate enfin au grand jour, discret et talentueux, originel et original, la marque des (super) grands.