La décision de l’administration Obama d’accroître l’aide aux rebelles syriens, y compris maintenant une aide militaire, semble indiquer que les États-Unis deviennent peu à peu un participant à la guerre civile syrienne. Ce qui est inquiétant dans cette tendance, c’est combien la politique américaine évolue dans le même sens que l’intervention passée des États-Unis en Libye. Avant que Washington ne s’engage franchement dans cette voie, il serait sage que les décideurs américains se rappellent comment s’est soldée la mission Libye. L’exercice donne en effet à réfléchir, l’après Kadhafi en Libye ne constituant guère un modèle qu’un décideur politique sensé veuille répéter.
Bachar El-Assad en Syrie et Mouammar Kadhafi en Libye ont tous deux acquis une réputation amplement méritée de dirigeants effroyablement brutaux. Même si les allégations récentes selon lesquelles le régime Assad a utilisé des armes chimiques se sont avérées infondées, il ne fait aucun doute que les forces gouvernementales syriennes ont maintes fois utilisé des armes conventionnelles contre différentes cibles avec peu de considération pour leur impact potentiel sur les civils innocents.
Mais comme dans le cas de la Libye, les insurgés en Syrie sont constitués d’une coalition hétéroclite allant de réformateurs démocratiques et pragmatiques à des islamistes radicaux étroitement alliés à Al-Qaïda. Les responsables américains, ainsi que les partisans, au Congrès américain, de l’aide aux rebelles, comme les sénateurs John McCain et Lindsey Graham, affichent une suprême arrogance lorsqu’ils supposent que Washington peut orienter l’aide vers les premiers tout en évitant que les financements et les armes ne tombent entre les mains de la deuxième faction. Comme le sénateur Rand Paul et d’autres critiques de l’aide aux rebelles le soulignent, Washington pourrait finir par renforcer les éléments terroristes qui souhaitent faire des ravages aux États-Unis.
Les révolutionnaires victorieux en Libye, que les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN ont aidés de manière décisive, se sont assez rapidement fragmentés en diverses milices armées, dont beaucoup sont loin d’être des démocrates tolérants. Une milice extrémiste à Benghazi, Ansar al-Sharia, est largement soupçonnée d’avoir orchestré l’attaque du 11 septembre 2012 contre le consulat américain. Les affrontements entre autres milices ont transformé la Libye en un État chaotique et dysfonctionnel qui rappelle le Liban dans les années 1970 et au début des années 1980, ou l’Afghanistan dans les années qui suivirent immédiatement le retrait des forces soviétiques.
En effet, l’État libyen montre des signes multiples et inquiétants de fragmentation. Les affrontements tribaux dans le sud du pays en février 2012 qui ont entraîné la mort de plus d’une cinquantaine de civils et causé la fuite de centaines d’habitants de la région sont un signe précoce de l’instabilité sous-jacente du pays. Au début du mois de juin 2013, le chef de la province de la Cyrénaïque, riche en pétrole, a déclaré la région autonome, et d’autres provinces de l’Est peuvent chercher à lui emboîter le pas. Le respect de la part de ces factions pour le gouvernement national à Tripoli ou pour l’armée libyenne n’est certainement pas très grand. Le 15 juin, des centaines d’hommes armés (apparemment des miliciens) ont tiré sur des soldats de la Première Brigade d’Infanterie à Benghazi, tuant six personnes, en blessant onze, et forçant le reste à se retirer de plusieurs bases dans la région.
La Libye est davantage une mosaïque tribale qu’un État-nation moderne au sens occidental du terme, et l’aide militaire de l’OTAN aux forces insurgées a aidé cette mosaïque à commencer à se désagréger. Ce n’était pas une coïncidence si la révolution qui a renversé Kadhafi a trouvé son origine à Benghazi et a été largement dominée par les tribus de la partie orientale du pays. Toutes les rébellions antérieures contre son régime avaient également commencé dans l’Est du pays. En revanche, la base du pouvoir politique de Kadhafi s’est appuyée sur le soutien des tribus de l’Ouest. Ca a été d’ailleurs la partie du pays qui est tombée en dernier aux mains des insurgés. Les tribus du sud ont traditionnellement mené une stratégie équilibrée et prudente, en essayant d’éviter un engagement excessif en faveur soit de Kadhafi et de ses alliés occidentaux tribaux à l’ouest soit de ses adversaires de l’Est.
De la même façon, la Syrie tient davantage de l’amalgame de groupes ethniques et religieux que d’un État avec une forte identité nationale. La population de la Syrie est divisée entre Arabes sunnites (environ 60 pour cent de la population), chrétiens (environ 10-12 pour cent), alaouites (une branche chiite, également environ 10-12 pour cent), druzes (environ 6 pour cent) et diverses minorités ethniques, essentiellement sunnites, principalement des Kurdes et des Arméniens. La famille Assad, qui est alaouite, a fondé son pouvoir durant plus de quatre décennies sur la loyauté solide de son bloc religieux, dans une alliance souple avec les chrétiens, les druzes et parfois un ou plusieurs des autres petits groupes ethniques. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui est une tentative largement sunnite de renverser ce régime de « coalition des minorités ».
Aider à renverser Bachar El-Assad peut paraitre moralement séduisant aux militants des droits de l’homme aux États-Unis et ailleurs en occident, mais il faut se méfier des conséquences inattendues. Si l’étape suivante est une Syrie instable et agressive, avec un nouveau gouvernement fortement influencé par des éléments islamistes radicaux, ou une Syrie qui se fragmente en mini-États ethno-religieux, le résultat risque ne pas être très plaisant. Malheureusement, comme nous l’avons vu en Libye, l’un de ces scénarios est tout à fait probable dans les pays qui manquent de cohésion nationale. Et comme dans le cas de la Libye, les architectes intellectuels d’un tel fiasco stratégique souffriront probablement d’amnésie et se débrouilleront pour ne pas endosser la responsabilité de leur œuvre douteuse.
Ted Carpenter est analyste au Cato Institute à Washington DC. Le 3 juillet 2013.
Cet article a paru en anglais sur le site du Cato Institute.