Pied de lotus

Par Emia

Les jours nerveux, ratissés de gestes inquiets propres à ceux qui ne savent à quoi s’attendre, ces printanneries de fillette, elle les vivait d’arrache-pied sur les trottoirs à marelle, maintenant tous en un confondus, de toutes ses jambes dont l’une allait s’enfonçant jusqu’au cou d’une flaque, jusqu’à la hanche, alors qu’elle ne parvenait pas à détacher ses yeux du massif montagneux, jurassique, vagues d’horizon cernant sa ville à demi-natale (Je-Nève – l’autre ensevelissant les morts), et l’eau pénétra sa chaussure, sa chaussette, comme un petit animal aveugle.

Elle alla sécher son pied au soleil d’une terrasse de café. Elle commanda un Martini rouge. Le garçon l’apporta presqu’aussitôt.

Une quantité de voitures passaient sur l’avenue, accompagné de mouettes folâtrant au-dessus, sur fond de pâleur divinement amidonée. Des machines aux bêtes, sa pensée décrivit un crochet ponctué d’un hocquet (l’effet du Martini avalé à la hâte), et elle s’afaissa dans son siège: l’affollement qui la surprenait fréquemment face aux objets inanimés et inanimables s’était cette fois-ci retourné contre elle et l’avait réduite à moins qu’un nombril, ni centre ni trou mais inutile béance.

Agacée, elle paya et se leva, boîtant du pied encore imbibé.

Elle reprit le chemin du Lac, qui à travers les arbres se montrait distant, dressé en un mur liquide d’admirables étincelles. Sur la pelouse, elle avança: un souffle fit frémir (rire) fleurs et feuillages, et les branches s’écartèrent sur l’eau maintenant bien étendue, floue comme le souvenir. S’activaient là toutes sortes de choses acquatiques et enluminées: cygnes, fuligules, véliplanchistes, bouées, rochers, fanions et oriflammes. Elle contempla l’insouciant pêle-mêle jusqu’à en être éblouie, puis s’assit et ôta ses chaussures. Ses pieds prirent l’air nacré. Elle marcha sur les pierres aigües, s’assit, laissa pendre ses jambes dans l’eau éprise d’ondolescences claires-obscures. A l’arrière, une fontaine forgée pour ressembler à une tourte pâtissière bruissait par-dessous des voix d’enfants habillés de blanc et de rouge.

Elle s’endormit adossée contre une pierre.

Un bateau s’écarta de la rive dans une silence rêveur

Quelque chose chuta au creux d’une vague

tonna, en des terres plus lointaines, un éclair blanc, un signal aussitôt perdu, aperçu seulement de quelques pêcheurs

La lumière enflait

Ces oisifs-là murmura-t-elle au réveil

Elle jeta un regard circulaire, recueillant ombres changées, brûlantes, rougies. Elle se déplia, se leva – pour se rasseoir, dans l’intention de se chausser. Partout au bord de l’eau, des estivants rangeaient leurs accessoires de bain.

Elle s’était endormie les pieds dans le Lac, et ceux-ci avaient blanchi, les orteils avaient ramolli, saumonés comme des anémones. Subitement tout lui sembla transfiguré, transporté de différence, et elle eut faim. (Elle laissa ses chaussures aux rochers). Pieds nus, elle partit dans les rues de la ville.


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