Je le dis d’emblée : je ne suis pas un expert en jazz. Je suis plutôt porté sur les boutons lumineux et les gros beat assaisonnés. L’électro, oui c’est ça. Mais comme je ne suis pas non plus de ceux qui pensent que soit la musique se déchiffre soit elle ne s’écoute pas, je me permets d’écrire ces quelques lignes en mémoire de ce que je crois être, dorénavant, une césure opérée au sein de l’histoire de (m)a musique. Une sorte de crise du Crétacé-Tertiaire, où une météorite se serait écrasée dans le théâtre antique de Vienne, entrainant la disparition de tous les préconçus dinosaures du jazz. Cette météorite a un nom : Marcus Miller. L’objet musical non identifié Marcus Miller, la galaxie Marcus Miller, la suprématie Marcus Miller.
Tentaculaire
WTFRU s’est donc déplacé à Jazz à Vienne, samedi dernier, à ce festival hors de prix qui mêle stars de « musique du monde » et théâtre antique. Du haut du « mur », ce magnifique amphithéâtre romain qui surplombe toute la scène – et même toute la ville – on doutait quelque peu de l’acoustique de l’endroit : du plein air et de la pierre, rien de pire. Les premières notes de Keziah Jones ont un peu calmé nos inquiétudes concernant la sonorisation. Pas celles concernant l’ingratitude du Nigérian sur scène. Selon les dires de plusieurs amis, il serait du genre antipathique et peu enclin au long terme sur les planches.
Il n’en reste que la star du blufunk fait le taff, comme on dit. On sera resté l’œil et l’oreille accrochés au bassiste, qui s’était vraisemblablement fait posséder par le démon du groove. Les morceaux coulent, le public tape du pied par terre. Quelques « rythm is love, ehiyehoooo, ehiyehihouuu » virevoltent ça et là dans le public, pour la dernière chanson, et lorsque nos épaules se délient franchement, le fil de fer Noir (il est vraiment très mince) repose sa guitare et s’en va. Un bref rappel plus tard, nous nous retrouvons face à un dilemme pressant : manger des hamburgers et faire la queue, ou aller aux toilettes et faire la queue. Nous décidons de faire la queue, et par la même occasion de louper les premières notes de la véritable star de la soirée, Marcus Miller.
De retour dans la fosse, à quelques envolées des enceintes, l’ambiance est comme métamorphosée. Une véritable pièce théâtrale s’est mise en place, imperceptiblement. Un opéra où chaque musicien est un personnage et où chaque morceau est un acte. Chacun a son rôle et sublime avec son doigté unique sa part de l’intrigue. Un concert tentaculaire, où l’on frise le torticolis tant l’action est omniprésente dans tous les recoins de la scène.
Le fait que je ne connaissais aucun des morceaux joués a sûrement floué mon oreille, ajoutant le plaisir de la découverte à l’extase d’apprécier des mélodies splendides. Mais la réalité est là : variant, subtil, malin, surprenant, intelligent, enivrant, efficace, abstrait, rond, puissant, le jeu de scène est à l’unisson de ce que la basse de Marcus Miller est au jazz : grandiose. Chaque instant passé est rythmé, en trois temps. La joie, tout d’abord, incarnée des dents carnassières du bassiste de Miles Davis, à la limite de la moquerie de ses propres musiciens, mais qui reflète en réalité un amour sans borne. Le groove ensuite, dont, au choix, le saxophoniste, le trompettiste, le guitariste, le batteur, le pianiste et le bassiste, est sans doute la plus belle égérie. La générosité, enfin, dont Keziah Jones a bénéficié, lorsqu’après une heure et des poussières de jazz de concert, le Nigérian en personne, son bassiste-grooviste et son batteur se sont installés aux côtés de leurs semblables, sous les yeux ébahis et les oreilles écarquillées d’un public au bord de l’overdose musicale. Keziah Jones partagera un quart d’heure de gloire sur un quart de scène de Miller : l’Américain qui est au centre de toutes les attentions.
Car Marcus Miller n’a pas le groove. Marcus Miller est le groove. Chaque solo est transformé en une leçon de basse, tant le timing est parfait, tant la dextérité passe inaperçue, tant la sonorité reste inégalable. Le genre de leçon a vous retourner le bide, à vous filer des frissons jusque sur les mollets, à vous rendre heureux sans trop savoir pourquoi. On a aussi trouvé, parfois, un Marcus Miller enfantin, à désigner ses musiciens sur chaque solo, à s’amuser des réactions du public sur chaque pression du doigt un peu trop bien placée. On donnera une mention musicale pour le guitariste, ce Blanc un peu hipster sur les bords qu’on croit égaré, qui dispose finalement d’un jeu exceptionnel, à la limite de la mélancolie du blues et pourtant si entrainant. Mention musicale également pour le batteur, qui obéit parfaitement à sa baguette et à l’œil malicieux de Miller.
« Exceptionnel, Marcus ! »
Morceau après morceau, l’ouïe se fait plus fine. Nos sens deviennent plus réceptifs – et donc plus sensibles. La basse Millerienne, qui tantôt caresse, tantôt frappe, ne nous a pas laissé insensible. Elle est devenue, le temps d’un Dr Jekill & Mr Hyde hip-hop à souhait, une amante un peu coquine et dominatrice. Dans Redemption, la place est faite nette pour allonger une trompette sautillante sur un lit de douceur. La fameuse note bleue du jazz, celle proche de la fausse note mais qui s’agrippe, au dernier instant, à la juste mélodie, pourrait bouleverser un public même averti. Mais la basse, toujours elle, l’en empêche. Elle la renverse, cette note bleue, dans l’inconscience collective, en une note rouge, proche d’un amour enragé, au détour d’un slap sensuel. La reprise de Come Together des Beatles, avec Keziah Jones au chant et les démentiels solos de batteries – avec un « s », oui – semblaient annoncer la fin du show. Mais le public de Jazz à Vienne, probablement drogué aux vibrations, ne voulait pas se rassoir. Marcus Miller fera deux rappels, titanesques, et c’est au bord de l’orgasme que nous sommes rentrés chez nous, des étoiles de l’Ile de Gorée plein les oreilles.
Ce n’était que le premier d’une série de concerts longue de Paris à New-York. On désespère de trouver une barque, des rames, même une galère, pour rejoindre Marcus de l’autre côté de l’Atlantique. En conclusion, je relaterai l’incroyable émotion de cet homme, un quarantenaire qui tirait son amie par la main, scindant le public en deux, au crépuscule du dernier rappel, tandis que la majorité du public avait encore les yeux embués par ce qu’il venait de voir sur scène. Parmi les crépitements chancelants des derniers applaudissements et les lumières qui se rallumaient petit à petit, cet homme donnait de la voix. Je l’ai cru en colère, déçu du spectacle de l’Américain, mais il criait tellement fort, et je doutais à un point si élevé que l’on puisse être en colère contre un concert de cet acabit que cela m’a intrigué. Il s’est rapproché de nous, et alors que j’étais prêt à en découdre avec lui, j’ai enfin compris l’objet de son excitation. Il criait : « exceptionnel, Marcus ! C’était… exceptionnel !« , le bras levé, au bord des larmes.
Pour tous ceux qui désirent s’en (re)prendre plein les oreilles, vous avez juste à cliquer là.
Pour ceux qui veulent m’insulter, c’est par ici.