Dans ce nouveau cadre, les revenus des banques vont diminuer et le shadow banking pourrait récupérer certaines de leurs activités.
En juillet 2010, les États-Unis ont décidé de réformer en profondeur leur système financier pour préserver sa solidité et limiter les risques systémiques. Ainsi est née la loi Dodd-Frank dont l’article le plus emblématique et le plus contesté est la Volcker Rule. Cette règle interdit le proprietary trading sur le territoire américain pour les grandes banques (et leurs filiales) qui y collectent des dépôts. La règle prévoit aussi de fortes restrictions en ce qui concerne la détention de participations dans des hedge funds ou des fonds de private equity, l’objectif principal du législateur étant d’éviter le financement d’actifs risqués par des dépôts garantis par l’État Fédéral.
La Volcker Rule va bien au-delà de l’interdiction de l’activité de trading pour compte propre, car elle établit aussi des restrictions majeures pour les activités de market making, underwriting [1], hedging (couverture) et trading pour le compte de tiers. Elle prévoit en effet que les institutions qui collectent des dépôts et bénéficient à ce titre d’une garantie explicite de l’Etat Fédéral ne seront plus autorisées à prendre des positions en tant que contrepartie principale sur leur trading book, mais pourront seulement le faire pour servir leurs clients, sous peine d’être accusées de pratiquer du proprietary trading. Les banques doivent donc être en mesure de prouver l’objectif économique de chaque transaction ou couverture sur les marchés.
La réforme n’interdit donc pas aux banques d’être actives sur les marchés financiers, mais elle limite leur périmètre d’actions selon des modalités plus restrictives et sous réserve de respecter certaines mesures de sauvegarde réglementaires.
Des règles difficiles à mettre en oeuvre
Les régulateurs devront appliquer la règle avec discernement, car la qualification en proprietary trading n’est pas toujours évidente. Pour ne pas prendre de risques pour compte propre, les activités d’underwriting et de market making doivent se borner à répondre à une « demande raisonnablement attendue des clients à court terme ». Or l’estimation de cette demande peut s’avérer délicate, notamment sur des marchés peu liquides.
Autre règle ambiguĂŤ : l’interdiction de prise de risque pour compte propre empêche la détention d’actifs inférieure à 60 jours. Toutefois, une banque doit pouvoir se séparer d’actifs en cas de difficultés financières, même si ceux-ci sont dans son trading book. De même, si des produits deviennent soudainement considérés comme très risqués (subprimes, par exemple), une banque qui les aurait achetés peu de temps avant leur dégradation serait obligée de les revendre à court terme pour ne pas enfreindre les prudential backstops.
Le cas du hedging de portefeuille est aussi particulièrement délicat à juger : comment distinguer une vraie couverture de portefeuille – qui repose sur des modèles internes très complexes et dépend de la corrélation entre les expositions de la banque et ses trades – d’une spéculation pour compte propre ? Le sujet a fait les gros titres, avec le scandale JP Morgan et la perte chiffrée en milliards de dollars au sein de son département « Chief Investment Office » censé gérer l’exposition au risque de crédit et les excès de cash sans viser à faire un quelconque profit. Ce cas aurait-il été possible dans le cadre de la Volcker Rule ? Certains le pensent, en arguant qu’il s’agit avant tout d’une erreur dans un nouveau modèle de stratégie de couverture. Reste l’infraction des prudential backstops par une stratégie très risquée au regard de la taille des positions prises par la « baleine de la Tamise » [2].
Par ailleurs, la Volcker Rule introduit de nombreuses obligations en matière de conformité. Celles-ci représentent un coĂťt conséquent pour les banques qui voudront s’adapter aux prescriptions de la règle pour poursuivre leurs « activités de marché autorisées », coĂťt que les plus petites banques auront du mal à absorber. Celles dont les avantages comparatifs sont les plus faibles pourraient même abandonner ces activités.
Les exigences de conformité introduites par la règle concernent la mise en place d’un audit (au minimum une fois par an) afin de vérifier le respect des prescriptions de la Volcker Rule et d’adapter la gestion des risques (procédures et contrôles) pour tous les desks de trading.
En outre, la règle impose de nouvelles contraintes de reporting afin de prouver que chacun des desks ne cache pas d’activités de trading non autorisées. Concrètement, ce sont de multiples indicateurs quotidiens à la fois sur l’exposition aux risques, la ventilation des revenus (revenus de trading/revenus clientèle) et les flux de clientèle qui devront être publiés. La liste s’allonge encore par palier de taille du bilan de la banque. Enfin, la règle introduit une obligation d’enregistrement et de conservation des données pendant 5 ans pour apporter la preuve du respect de la règle, a posteriori, sur demande du régulateur.
Au-delà des prescriptions de la règle en termes de compliance qui mèneront naturellement à un renforcement de la fonction Contrôle interne, les banques sont largement amenées à se réorganiser. La plupart des grandes banques américaines ont ainsi déjà fermé leur desk dédié au proprietary trading en anticipation de l’interdiction, mais le principal impact attendu concerne les restrictions sur les « activités de marché autorisées ».
Ainsi la fermeture des desks dédiés au proprietary trading, activité à marge importante pouvant représenter jusqu’à 10 % du PNB des grandes banques d’affaires, va générer une baisse importante des revenus. La baisse des revenus sera accentuée par les restructurations des autres desks de trading qui vont limiter leur rôle d’intermédiation sur les marchés.
Les activités de market making, qui sont très concernées par la réforme, représentent en moyenne (avant la mise en place de la réforme) 80 % des revenus en fixed income et 60 % en equity derivatives.
Une opportunité pour le shadow banking
Au-delà des pertes de revenus, deux critiques majeures entachent la règle : la distorsion de concurrence avec les banques étrangères et le risque de déplacement des activités de trading pour compte propre vers le shadow banking system, qui est beaucoup moins surveillé par les régulateurs. Par exemple, des ex-traders de JP Morgan et de Goldman Sachs ont ainsi créé leur propre structure et KKR [3] a engagé une équipe complète de Goldman début 2011. De plus, des hedge funds pourraient se lancer dans le market making et attirer les meilleurs traders en leur offrant la possibilité de continuer leur « cĹ“ur de métier » (prendre des risques en jouant sur la durée de conservation des titres, déterminer le moment optimal de revente en cas de pertes, etc.).
Quant aux banques étrangères, pourraient-elles vraiment concurrencer, en dehors des États-Unis, les établissements soumis à la règle Volcker ? Pour être exemptées de cette règle, les banques doivent respecter des conditions extrêmement restrictives. Les banques ne devront pas être contrôlées directement ou indirectement par une banque américaine, leurs actifs et revenus devront être situés majoritairement hors États-Unis, les banques ne devront pas avoir de filiale ou succursale sur le territoire américain et ne pas détenir plus de 25 % du capital d’une banque américaine. En outre, des restrictions au niveau des transactions sont également imposées.
L’objectif est de limiter la portée extraterritoriale de la règle, en préservant une concurrence équitable entre les banques américaines et étrangères, mais aussi en évitant de créer des brèches dans la réglementation. Cependant, malgré l’absence d’autorité des régulateurs américains à l’étranger, les prudential backstops s’appliquent théoriquement. De plus, la règle comporte des effets secondaires pour les banques étrangères qui conduisent leur activité dans d’autres pays depuis les États-Unis (notamment Amérique Latine, Canada), même si aucune contrepartie américaine n’est impliquée.
Le lobbying continue
In fine, les banques étrangères pourraient donc être amenées à choisir entre d’une part renoncer à l’accès au marché américain (filiale ou succursale) et d’autre part se conformer à la Volcker Rule à l’échelle mondiale en respectant les obligations contraignantes de compliance et de reporting. Pour autant, le texte n’est pas finalisé et le lobbying continue aussi sur les activités non américaines des banques étrangères. The Institute of International Bankers défend d’ailleurs l’idée que la Volcker Rule devrait être ainsi construite qu’elle ne s’applique pas si le trading a lieu offshore et ne met pas en péril les investisseurs américains ni le système financier.
La Volcker Rule devait entrer en vigueur en juillet 2012 (avec une période de transition de 2 ans, reconductible), mais sa mise en Ĺ“uvre a été reportée compte tenu de la complexité à définir les conditions d’application [4], du nombre de critiques reçues par le secteur bancaire américain et étranger – UE, Japon, Canada et Royaume-Uni notamment, qui ont exprimé leurs craintes sur la liquidité de leurs obligations souveraines– et enfin du temps nécessaire aux banques pour mettre en adéquation leur gouvernance, leur organisation, leurs systèmes et leurs reportings. La finalisation des décrets d’application par les cinq agences fédérales indépendantes (OCC, SEC, Fed, CFTC, FDIC) pour préciser les exigences opérationnelles est attendue très prochainement. Ă€ ce jour, la règle n’est donc pas finalisée et ne sera donc pas applicable avant juillet 2014, mais le lobbying essaie encore de repousser cette date‌
Article Revue Banque 28/05/2013
[1] : Prise ferme de titres : la banque s’engage auprès d’un émetteur à acquérir ses titres pour un certain montant.
[2] : Perte de trading qui pourrait avoir de nombreuses conséquences. En effet, JP Morgan a introduit les modèles de VaR dans la gestion des risques, elle fait partie des banques qui s’étaient le mieux sorties de la crise et son P-DG, Jamie Dimon, avait été l’un des critiques les plus véhéments de la Volcker Rule. Cet incident devrait vraisemblablement influencer les régulateurs et limiter, dans la version finale, la flexibilité anticipée par certains commentateurs sur le traitement du hedging.
[3] : Kohlberg Kravis Roberts, fonds d’investissement américain.
[4] : Plus de 2 000 commentaires et demandes d’exemptions ont été reçus par les régulateurs, menant à une version finale de plus de 300 pages à décrypter par les juristes.
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