Ce matin, je me suis levé vers 7h30 et ai commencé la journée par une promenade d’une heure qui m’a mené aux abords directs sinon au centre névralgique de l’Union européenne. Etant donné le moment de la journée, les trottoirs étaient remplis d’une longue procession d’hommes et de femmes en chemin vers le parlement, la commission, les DG, les rédactions et les innombrables lobbies, groupes d’étude, de recherche et autres think-tanks qui ont annexé le quartier entier. Dans ces gens-là, sans doute, nombres d’individus qui auraient pu se retrouver dans les pages de « Constellation », premier roman d’Alain Lacroix.
Le récit fragmenté suit principalement le Français Emmanuel et l’Allemand Stein et leur (tentative de reprise de) travail sur un mystérieux projet dont on n’arrivera jamais à bien cerner les contours. Tout au plus peut-on inférer qu’il s’agit d’une construction basée sur le groupement de régions relativement autonomisées et motivées dans l’optique de créer une Europe politique forte. Ils se heurtent bien évidemment à un contre-projet dirigé par Subor, éminence grise aux réseaux multiples, et soutenu aussi bien par des compagnies privées, l’Etat britannique et, discrètement, indirectement, français, qui semblent viser au moins le statu quo politique. Au-delà de ce fil principal, il y en a toute une série d’autres, dont le moindre n’est pas le thème du transfrontalier et de l’extraterritorial qui travaille tous les personnages mais surtout Emmanuel, concentrés qu’ils sont dans cette espèce de fiction supranationale qu’est l’UE qu’ils n’arrivent à rendre un tant soit peu plus concrète est le sexe intracommunautaire mais extranational. Et puis il y a aussi cette figure évasive et insaisissable de cette traductrice du babel moderne qui pourrait bien être Europa, dont tous voudraient obtenir les faveurs, sinon l’enlever.
Les passages fictionnels sont présentés en alternance avec des réflexions s’approchant de l’essai qui développent ou explicitent les thèmes abordés dans l’action. Voilà qui fait de « Constellation » un livre étrange et curieux mais qui fournit aussi les points les plus à même de créer le débat. Lacroix fait des observations parfois judicieuses, parfois surprenantes et assez souvent d’autres que j’estime fausses. Par exemple, il observe assez justement qu’Europa est d’abord terre de refus : antifasciste, antitotalitaire, ... L’ère du plus-jamais-ça pour tout horizon idéologique. La logique serait anti-historique, une sorte de « super-Scandinavie diplomatique ».Dans ce cadre, impossibilité de construire : « l’Europe du pathos historique a cessé de prétendre aux gestes créateurs ». Lacroix suit ceci en se demandant si le centre temporel de l’Europe ne serait pas la Réforme, qui serait à son tour le socle de la modernité. Si on reprend l’intrigue de la fiction, on aurait peut-être alors d’un côté le projet / réforme et de l’autre le contre-projet / contre-réforme. D’ailleurs, n’insiste-t-on pas à de nombreuses reprises sur le protestantisme de Carla dont le Cercle de Strasbourg va redonner une nouvelle impulsion à ce fameux projet ? Le lecteur de se poser une série de questions : si le blocage est partiellement dû à une sorte de super-scandinavisme, comment la réforme nous en sortira-t-il puisque cette région est précisément un des bastions luthériens ? N’a-t-on pas dit que « sans Luther, il n’y aurait pas eu de Louis XIV » ? Qu’il a fournit le fondementthéorique nécessaire à l’absolutisme monarchique ? Est-ce donc en confiant les clés de la construction européenne à ses héritiers qu’on se sortira du blocage diagnostiqué ? Et si on en sort, y gagne-t-on au change ? Finalement, le parlement européen n’est-il pas actuellement le cœur d’un néo-puritanisme sauce vieux continent, de celui que Philippe Muray n’avait cesse de brocarder ?
Dans l’ensemble du livre, Subor est dépeint comme une force quasi diabolique, celle du blocage, de l’Europe économique avant toute chose, contre lequel le politique doit absolument reprendre la main. N’est-ce pas là la plus grosse fiction de « Constellation » ? Ne faudrait-il pas changer cette approche et se rendre compte que cette vision sert surtout à accroitre le pouvoir de l’Etat, que cette mascarade qui voudrait voir les gens de biens derrière le politique, oublier l’économique, faire rendre gorge au marché sert surtout la nouvelle aristocratie strasbourgo-bruxelloise. L’Union européenne, dans sa dimension politique, comme tout Etat, se construira d’abord et avant tout contre l’individu – où est donc notre intérêt ?
Cette tension / réaction entre l’essai et la fiction fonctionne à la fois au détriment et à l’avantage de « Constellation ». Par exemple, les personnages tiennent de l’archétype, ils semblent avoir une fonction bien précise qui pourrait servir à illustrer les thèses développées dans les passages « essai ». Leurs émotions sont exacerbées, mais plus que celles d’un monde qui vit et qui serait représenté par Emmanuel, Stein, Subor et les autres, c’est surtout au débat intérieur de l’auteur qu’il nous semble assister. D’autre part, le livre n’est pas tellement mal écrit qu’il n’est tout simplement pas écrit : certaines tournures reviennent comme un refrain qui n’a rien de lancinant et l’ensemble parait tout de même assez maladroit stylistiquement. On aurait presque l’impression de lire le texte d’un philosophe ou d’un politologue que celui d’un écrivain. Justement, la faiblesse de l’écriture est sauvée par le fait que « Constellation » n’est pas entièrement fiction : quand on sort de ces parties-là, la qualité de la plume importe moins que le contenu. Les aventures d’Emmanuel et de Stein à la poursuite d’Europa sont sauvées par celles de Lacroix dans la construction d’une autre UE, mais qui va sauver cette construction pour celui qui n’y adhère pas ?
Aux Etats-Unis, les écrivains ont souvent pu se servir de mythe de la « last frontier » pour créer des romans formidables. Est-ce que « Constellation » peut être considéré comme une tentative européennede raviver ces fictions de la frontière à la sauce UE ? Le défi pourrait être excitant, mais si les Américains avaient l’esprit des pionniers, nous avons aujourd’hui celui des technocrates. Nettement moins inspirant. Il se peut que ce livre-ci lance une piste riche. Pour le moment l’herbe a du mal à repousser sur la prairie, mais cet objet étrange ne saurait être rejeté trop vite.
Alain Lacroix, Constellation, Quidam, 20€