Dans le cadre des entretiens avec des éditeurs, nous avons rencontré Louis Chevaillier, responsable de la collection Folio en littérature contemporaine au sein de la maison d’édition Folio, appartenant à Gallimard.
Babelio : Pourriez-vous revenir sur l’histoire de Folio et sur l’essor du format poche ?
Louis Chevaillier : Folio a été créé en 1972. Les titres du catalogue Gallimard paraissaient auparavant au Livre de Poche. En deux ans, ceux-ci sont tous repris dans la collection dans des programmes particulièrement chargés. Les premiers titres publiés par Folio furent La Condition Humaine, puis L’Etranger. Quarante ans plus tard nous proposons aujourd’hui plus de 8000 titres au sein de 17 séries. De mon côté, je m’occupe de la collection Folio à proprement parler, c’est-à-dire de toute la littérature contemporaine – XXème et XXIème siècle – hors genre, à savoir essentiellement de la fiction, même s’il nous arrive de publier des témoignages qui se lisent comme des récits.
Vous nous avez parlé des premières parutions, est-ce qu’elles correspondent aux premiers succès ?
L. C. : Le catalogue Gallimard contenait les œuvres de Proust, de Céline, de Sartre, de Camus : ce sont des livres qui connaissaient déjà un succès commercial. Depuis, il y a eu de très grands succès. L’Etranger est la meilleure vente de la collection, vendu à plus de 6 millions d’exemplaires. En 2011, nous avons publié La Délicatesse, de David Foenkinos, qui a déjà séduit plus d’un million de lecteurs. Parmi les titres les plus récents, citons Le Confident d’Hélène Grémillon, Du Domaine des Murmures de Carole Martinez ou encore Dans les forêts de Sibérie de Sylvain Tesson. La collection mêle un fonds prestigieux – des classiques contemporains qui se vendent extrêmement bien – aux nouveautés. Parmi les meilleures ventes de chaque année, figurent L’Etranger, Le Petit Prince et des titres de jeunes auteurs. C’est cette structure de vente particulière qui fait la richesse de la collection.
Il y a donc 17 collections Folio différentes. Comment se sont-elles constituées?
L. C. : Le catalogue Folio est très important et varié. Cette segmentation était nécessaire pour orienter le lecteur. L’amateur de romans policiers reconnaît la maquette de la collection qui leur est dédié, tout comme celui de romans de science fiction, d’essais ou de classiques. Dans Folio classique le texte est accompagné d’un appareil critique. Il s’agit là de différences de positionnement, d’une façon d’aider lecteurs et libraires à se retrouver.
Quelle est la marque de fabrique Folio, ce qui la différencie des autres éditeurs poche ?
L. C. : Il y a plusieurs choses. Tout d’abord, la maquette qui a été originellement dessinée par Robert Massin [ndlr : en 1972], et qui n’a été que très légèrement modifiée depuis. C’est une maquette avec une bande blanche, épurée. Ensuite, Folio étant adossé à une maison prestigieuse, elle assure la pérennité d’une partie du catalogue Gallimard, avec une politique de réimpression très fréquente. Cette politique de fonds est liée à la politique d’auteur. Le but est de rendre disponible, ou l’intégralité de l’œuvre d’un auteur, ou ses livres principaux, afin de permettre aux lecteurs de voyager d’un titre à un autre. Nous proposons en poche la quasi-intégralité des titres d’Hemingway ou de Faulkner, ce que font peu d’éditeurs dans le monde : seuls Penguin et Folio me semblent conserver cette pratique. Enfin, il y a un enjeu de qualité, difficile à définir, qui me semble intimement lié au plaisir. La littérature doit, me semble-t-il, à la fois permettre de s’évader mais aussi transformer notre vie quotidienne, approfondir notre regard sur le monde. Cela passe par une ouverture à toutes les tendances de la littérature actuelle, à toutes les langues (plus de soixante nationalités apparaissent au catalogue).
Quels sont d’après vous les auteurs qui font l’identité de Folio ?
L. C. : Il y a tellement d’auteurs! Sous la responsabilité d’Antoine Gallimard qui décide du programme, je publie 130 livres par an. Toutes les tendances de la littérature contemporaine sont représentées : des œuvres à la narration classique comme des recherches plus expérimentales. Il y a des livres qui proviennent du catalogue Gallimard, des livres qui ont été publiés précédemment par les filiales (P.O.L, Mercure de France, Denoël, Quai Voltaire…), puis des livres venant de l’extérieur. Il est délicat de citer un auteur ou en roman en particulier. Nous sommes néanmoins peut-être toujours en quête de ce roman d’aventure dont parle Jacques Rivière : un roman en actes, qui soulève tout un monde. Cela représente en quelque sorte le Graal de Folio. C’est ce qui explique la publication récente des œuvres de Roberto Bolaño, de Salman Rushdie ou encore de Vargas Llosa.
« Mais la beauté de ce métier, c’est la surprise et, même si je croyais en la capacité de ce livre de toucher un très large public, j’ai été extrêmement heureux que Le confident d’Hélène Grémillon, […], touche plus de 200 000 lecteurs. »
Le marché du livre au format poche est plutôt en bonne santé, qu’est-ce que cela implique pour vous ?
L. C. : Nous tentons de ne pas saturer le lecteur et de conserver le même nombre de nouveautés par an. Le programme comprend des livres qui ont déjà connu un succès important en grand format, des œuvres aux ventes moins importantes mais qui nous semblent pouvoir en poche voir leur public s’élargir et des œuvres vouées à rester à court terme plus confidentielles (il est un certain niveau de qualité où il faut que l’œuvre existe en poche même si les critères commerciaux sont essentiels dans la préparation du programme). Mais la beauté de ce métier, c’est la surprise et, même si je croyais en la capacité de ce livre de toucher un très large public, j’ai été extrêmement heureux que Le confident d’Hélène Grémillon, dont je vous parlais précédemment, touche plus de 200 000 lecteurs. Enfin, nous republions aussi des livres de la maison plus anciens, épuisés. Cela représente une part assez faible du programme, quelque deux livres par mois. Il peut s’agir de la republication d’œuvres de Kessel : Hong-Kong et Macao, Les mains du miracle et prochainement Avec les Alcooliques Anonymes. Ou, en profitant de la sortie d’un film inspiré de la vie de l’auteur, la parution en octobre de Thérèse et Isabelle. C’est une œuvre qui a longtemps été censurée, le récit de l’amour de deux jeunes pensionnaires, dans lequel Violette Leduc tente de rendre compte de la façon la plus précise possible des sensations éprouvées durant l’amour physique. C’est un récit rempli d’images inédites, magnifiques, toujours honnêtes. Lorsque les auteurs tentent de rendre compte du monde au-delà des lieux communs, on obtient souvent de grands livres.
Le catalogue de Folio contient donc des livres qui appartenaient au catalogue de Gallimard, mais aussi à d’autres maisons. A quelle proportion s’effectue ce partage ? Comment faites-vous vos choix ?
L. C. : Les livres venant du catalogue Gallimard représentent à peu près 40% de Folio, un quart des publications sont des livres issus du catalogue des filiales et un tiers vient de l’extérieur. Le choix s’effectue à la fois sur des critères commerciaux et sur des critères littéraires. En fait, comme tous les éditeurs poche, nous recevons de très nombreuses publications de différentes maisons, et l’achat des droits se fait souvent par enchères. D’autre part –et c’est lié à la politique d’auteur – nous rachetons parfois l’intégralité d’une œuvre. Cela a été le cas pour l’œuvre de Kazuo Ishiguro, de Salman Rushdie ou récemment d’Italo Calvino, tous d’immenses auteurs. C’est toujours très intéressant de reprendre l’intégralité d’une œuvre, parce que nous pouvons dans ces cas-là penser les couvertures, les prix, les quatrièmes de couvertures de façon cohérente et au-delà de l’intérêt littéraire, construire de façon plus réfléchie notre politique commerciale.
Au sein du catalogue de Gallimard, comment effectuez-vous le choix de vos publications ?
L. C. : En ce qui concerne les nouveautés, le critère commercial est très important, mais je propose aussi à Antoine Gallimard des coups de cœur, des pépites et de faire redécouvrir des titres grâce notamment à des actualités cinématographiques ou à diverses célébrations. A l’occasion des 100 ans de la naissance de Camus, nous publierons en septembre les Carnets de Camus et aussi une édition sous étui de L’Etranger, avec un livret inédit réalisé par Alban Cerisier, qui retrace l’histoire éditoriale du titre. En effet, si la publication d’inédits n’est pas a priori au centre de la collection, il nous arrive de proposer des œuvres jamais publiées (paraitront en septembre et octobre Galops de Jérôme Garcin et Lettre à Matisse de Tahar Ben Jelloun), de nouvelles traductions ou des accompagnements spécifiques. Pour vous donner un autre exemple, à l’occasion des 100 ans de la publication d’Alcools, il semblait important de proposer une édition spéciale de ce titre. J’avais envie d’une édition intime plutôt qu’universitaire, qui puisse refléter l’impact de cette œuvre sur la poésie contemporaine. En préface se trouve un texte de Paul Léautaud, dédicataire de la « Chanson du Mal-aimé » et qui nous raconte nombre d’anecdotes sur le poète. Il parvient surtout, avec finesse et simplicité, à expliquer ce qui fait la spécificité des vers d’Apollinaire. Lorsqu’il parle d’ « un chant de bohémien nostalgique », c’est à la fois limpide et très sophistiqué. Nous reprenons ensuite le frontispice de Picasso qui figurait dans l’édition originale publiée dans le Mercure de France. Et l’édition comprend également un dossier, constitué de lettres d’Apollinaire ainsi que de dix poèmes de grands auteurs en hommage à l’auteur, dont des textes de Cendrars, d’Aragon, de René Guy Cadou et des inédits d’Adonis, de Jacques Réda, de Guy Goffette et d’André Velter. Enfin, il y a un lexique et une chronologie de la vie et de l’époque d’Apollinaire. Nous ne rajoutons pas tant de pages à l’édition, il s’agit d’un accompagnement léger pour mieux comprendre le charme de cette poésie sans que l’appareil critique n’empiète sur le texte. C’est uniquement un glacis, un enrobage que j’espère délicat de l’œuvre.
« Notre métier est un métier d’enthousiasme : il s’agit de transmettre le plaisir que nous avons eu à lire un livre aux représentants qui eux-mêmes convaincront des libraires qui eux-mêmes conseilleront les lecteurs. »
Vous pouvez intervenir à différents moments de la vie d’un livre, qu’il soit encore à l’état de manuscrit ou qu’il tombe dans le domaine public. Il y a donc de l’amplitude entre un livre à peine écrit et un livre paru depuis au moins 70. Comment l’éditeur appréhende ces différentes situations ?
L. C. : Le travail sur les manuscrits n’est pas la norme ; la majorité des publications en Folio sont des livres déjà publiés en grand format. Une grande partie de mon travail consiste à lire et négocier des contrats. Il faut ensuite suivre la fabrication du livre, réfléchir avec le service artistique à la couverture, rédiger la quatrième de couverture parfois différente du grand format. Et puis il y a tout un travail en aval, avec les services marketing et commercial. Notre métier est un métier d’enthousiasme : il s’agit de transmettre le plaisir que nous avons eu à lire un livre aux représentants qui eux-mêmes convaincront des libraires qui eux-mêmes conseilleront les lecteurs. C’est cette chaîne vertueuse du livre qui permet à une œuvre de trouver son public.
Vous arrive-t-il de publier simultanément une œuvre d’un auteur en grand format et une autre du même auteur en format poche ?
L. C. : Oui, cela nous arrive assez souvent. Cela permet notamment des mises en avant communes en librairie et des envois de presse communs. C’est important pour le poche car nous n’avons pas forcément beaucoup de presse, ce qui est regrettable.
Vous publiez presque 50% de littérature étrangère parmi les nouveautés. Quels sont vos critères de sélection ?
L. C. : Nous essayons de représenter la diversité de la création mondiale. Folio accueille les plus grands auteurs anglais contemporains : je vous citais Kazuo Ishiguro et Salman Rushdie, mais il y a aussi Ian McEwan, Jonathan Coe, Martin Amis ou Zadie Smith… Nous publions les américains Philip Roth, Dave Eggers et Marisha Pessl, les auteurs de langue espagnole Vargas Llosa et Javier Marias, les italiens Alessandro Baricco et Erri De Luca, l’islandais Stefánsson, le danois Gróndhal, mais aussi des auteurs indiens, chinois, africains ou encore Lee Seng-U, un auteur Sud-Coréen, entre tant d’autres.
Quel impact a eu ou aura pour vous l’apparition du numérique pour le format poche, est-ce davantage ressenti comme une menace de cannibalisation ou comme une nouvelle opportunité ?
L. C. : Nous publions des livres numériques au format poche, avec une couverture de poche pour les nouveautés qui appartiennent à Folio. Nous republions aussi le fonds, comme les ouvrages de Modiano qui sont aujourd’hui disponibles au format numérique, ou ceux de Marguerite Duras, de Romain Gary ou de Daniel Pennac. Nous nous appliquons à republier les fleurons du catalogue Gallimard. Par ailleurs, il est très important pour nous que le réseau de libraires continue à fonctionner. Puisque nous cherchons à publier des œuvres de qualité, nous sommes dépendants –et c’est une dépendance positive- de la puissance de prescription des libraires.
Quels sont les titres de votre maison d’édition dont vous êtes le plus fier ?
L. C. : Je suis très fier de la publication des Détectives Sauvages, de Roberto Bolaño. Très fier aussi de la publication d’Une autre mer, de Claudio Magris, qui n’a pas trouvé un très large public mais qui est un livre merveilleux ou d’Entrée des fantômes de Jean-Jacques Schuhl ou encore d’une anthologie du Journal de Léautaud. De même pour les éditions spéciales comme celle d’Alcools dont nous parlions, mais aussi les Exercices de style de Queneau avec des inédits, ou Candide de Voltaire illustré par Quentin Blake.
Quelle est la rencontre la plus marquante que vous avez été amené à faire en tant qu’éditeur ?
L. C. : Gallimard est une maison tellement riche, avec de si nombreux grands auteurs. Evidemment, lorsque vous rencontrez pour la première fois Milan Kundera c’est très impressionnant.
Quel est l’auteur que vous auriez aimé publier ?
L. C. : Il y en a beaucoup. Salinger, Garcia Marquez, Murakami, Ellroy, pour ne citer que des auteurs étrangers.
Quels sont vos lectures du moment, (en dehors de vos auteurs) ?
L. C. : Je lis beaucoup de poésie. Et s’il faut recommander des poètes qui mériteraient d’être plus lus aujourd’hui, j’aimerais citer Follain et Dadelsen. Ou cet auteur méconnu, que m’a fait découvrir Guy Goffette, Robert Vigneau, qui a publié le magnifique Bucolique chez Gallimard il y a une trentaine d’années.
Quels sont les ouvrages que vous recommanderiez à nos lecteurs ?
L. C. : C’est délicat, car tout dépend des goûts des lecteurs. Et c’est d’ailleurs pour cela que le libraire me semble rester fondamental, même si Internet permet aussi, bien sûr, de découvrir des auteurs. Si je devais conseiller un livre en plus de tous ceux que je viens de citer, ce serait Limonov, d’Emmanuel Carrère.
Retrouvez la liste des oeuvres et des auteurs cités dans cet interview.
Les entretiens de Babelio avec les éditeurs : voir celui de Philippe Robinet, éditeur de Kero.