Chronique d’humeur, Par Jean-Pierre Vidal…

Publié le 26 juin 2013 par Chatquilouche @chatquilouche

 Le souci d’aises et de libertés à prendre en tout temps et avec toutes choses est très certainement l’une des inspirations de l’homme du vingt-et-unième siècle ; on pourrait presque dire qu’il remplace peu à peu la hantise du bonheur dont Saint-Just disait, à la fin du XVIIIe siècle, que c’était une idée neuve en Europe.  Cette idée aura sans doute duré jusqu’à la fin du XXe siècle.  Mais elle n’est désormais plus neuve.  Ce qui l’est, c’est son excroissance, la forme qu’elle prend aujourd’hui : la facilité recherchée dans toutes les sphères de la vie privée et qui ainsi s’impose, du moins dans les pays démocratiques, à la gestion des affaires de l’État.  Comme si nous n’envisagions plus le bonheur autrement que dans l’absence de toute contrainte et de tout effort.  Allez donc imposer les réformes nécessaires dans un environnement humain pareil !

On dira que cette farouche volonté individuelle de suivre sa pente, qu’elle soit petite ou grande, faite de désirs profonds ou d’impulsions épidermiques, est la définition même de la liberté.  Et nous sommes fous de liberté.  C’est du moins ce que nous fait croire la publicité.  Il est en tout cas incontestable que cette définition va à l’encontre de celle que donnaient les hommes du XXe siècle : André Gide, par exemple, ne disait-il pas « je suis ma pente, mais c’est en montant », insistant ainsi au contraire sur les exigences et peut-être l’ascèse qu’impose la forme la plus haute de la liberté, celle qui est d’emblée une éthique ; et Sartre ne pensait-il pas que toute liberté devait trouver une incarnation, qu’il s’agisse d’engagement ou de son contraire, dans sa philosophie : la mauvaise foi.  Pour l’un et l’autre, comme pour la plupart des penseurs de leur temps, la liberté de consommer — au fond, c’est la seule qui nous importe, quand on y réfléchit bien — n’est qu’une manipulation particulièrement réussie, un réflexe conditionné parmi les plus puissants qui soient.

  Le chaos comme boussole

 Ce laisser-aller, à vrai dire plutôt adolescent, dont nous prenons les effets politiques pour le triomphe de la démocratie, alors qu’il en est plutôt le fossoyeur, puisqu’il inspire le refus d’être contraint — on se souviendra ici de la définition que donnait Aristote de la démocratie : « le fait d’être tour à tour maître et esclave », première théorisation, incidemment, de ce que nous appelons « l’alternance » — ce laisser-aller, dis-je, est en lien direct avec notre goût pour l’informe et notre admiration du chaos censé être la source de toute créativité.  Ainsi, la jeunesse intellectuelle et artistique s’abandonne-t-elle aux délices dionysiaques d’un chaos sacralisé, alors que l’autre, l’ordinaire, la « vraie », se laisse aller au chaos de la jouissance immédiatement offerte par le monde et la société.  Mais il s’agit, finalement, de la même chose : le nom donné complaisamment à la démission de toute volonté humaine, au refus confortable de tout activisme, au laisser-aller heureux, au laisser-faire complaisant.  Les Grecs savaient au moins, eux qui avaient inventé le mot « chaos » et l’avaient accouplé à un autre qui marquait au contraire la présence humaine et son action, que le chaos n’est créatif que lorsqu’il devient « cosmos », c’est-à-dire lorsqu’un regard humain, aussi faillible, incertain et changeant soit-il, provisoirement l’ordonne.  Un regard, une conception du monde, c’est déjà une action.

Or, tandis que nous nous agitons en tous sens à la recherche des plaisirs les plus faciles, les moins exigeants, nous demeurons immobiles dans nos esprits et nos cœurs, indifférents à l’outre-présent, qu’il s’agisse d’un passé systématiquement oublié ou de cette suite du monde pour laquelle nous n’éprouvons qu’une indifférence légèrement teintée d’un intérêt poli.  Car oui, le futur pour nous n’est jamais que le calendrier de production du dernier gadget à la mode, la date de sortie du dernier médicament qui nous rendra immortels, l’émergence inattendue de la dernière idole dont nous savons qu’elle se lèvera immanquablement demain sur notre horizon avide, mais balisé.

 L’informe comme salut

Nous débordons de toutes parts, comme un corps défait par l’obésité.  Les super-riches n’ont de cesse qu’ils ne s’excèdent eux-mêmes, tels ces milliardaires octogénaires qui luttent d’arrache-pied pour accroître encore une fortune dont leur jouissance cacochyme n’a déjà plus que faire ; les consommateurs ne vivent plus que d’une hébétude allumée par intermittence au gré du marché dont les prétendues « lois » ne sont jamais que chaos stimulé par une avidité si folle qu’elle ne peut plus avoir d’objet.  Ce n’est plus, comme dans la Genèse, l’esprit de Dieu qui flotte sur les eaux, c’est le désir, mais sans objet et même sans sujet, puisque nous ne sommes plus que masse.

Mais réjouissez-vous, mes frères : nous ne pouvons tomber plus bas.  Et dans cette apocalypse sournoise qui nous fait croire qu’elle est encore à venir, des rituels individuels, des signes sans portée collective, mais à usage privé unificateur viennent çà et là ponctuer notre chaos de soupçons de rigueur, de semblants d’exigences, de pseudo solennités.  Comme une poussière d’institutions ou de religions en train de naître.

Les institutions, y compris les religions, représentent toujours ce qui donne corps à la communauté, car elles proposent, en fin de compte, la canalisation de nos pulsions, tant individuelles que collectives.  À ce stade de notre évolution, la toute-puissance des ça individuels et le cheval de Troie des petits surmoi identitaires accrochés à des colifichets et des babioles — voile, turban, croix de cou, mais aussi tatouages et piercings, prénoms extravagants et audaces débiles, murs Facebook et comptes Twitter — sont en train, peut-être, de pousser de timides tentacules vers l’Autre.  Elles ne se manifestent encore que sur le mode de l’autoreprésentation aveugle, mais peut-être finiront-elles par s’inventer un véritable public lorsque tous les autres autoreprésentateurs, qui lui tiennent lieu d’assistance, auront accepté d’ouvrir en eux-mêmes, au moins de temps en temps, les coulisses de l’oubli de soi.

C’est du moins ce que je veux croire pour n’avoir pas à mourir complètement désespéré.

Mais d’ici là, comme tout le monde, je devrai me contenter de mon bonheur individuel.  Au moins puis-je vous assurer qu’il existe, en dépit de tout…

Jean-Pierre Vidal

Notice biographique

Écrivain, sémioticien et chercheur, Jean-Pierre Vidal est professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi où il a enseigné depuis safondation en 1969.  Outre des centaines d’articles dans des revues universitaires québécoises et françaises, il a publié deux livres sur Alain Robbe-Grillet, trois recueils de nouvelles (Histoires cruelles et lamentables – 1991, Petites morts et autres contrariétés – 2011, et Le chat qui avait mordu Sigmund Freud – 2013), un essai en 2004 : Le labyrinthe aboli – de quelques Minotaures contemporains ainsi qu’un recueil d’aphorismes,Apophtegmes et rancœurs, aux Éditions numériques du Chat qui louche en 2012.  Jean-Pierre Vidal collabore à diverses revues culturelles et artistiques (SpiraleTangenceXYZEsseEtc,Ciel VariableZone occupée).  En plus de cette Chronique d’humeur bimensuelle, il participe occasionnellement, sous le pseudonyme de Diogène l’ancien, au blogue de Mauvaise herbe.  Depuis 2005, il est conseiller scientifique au Fonds de Recherche du Québec–Société et Culture (F.R.Q.S.C.).

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https://maykan2.wordpress.com/)

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