Ceux qui espéraient encore un sursaut d’honneur de la part du gouvernement Benkirane en matière de lutte contre la corruption et la rente doivent définitivement déchanter ! Et pour cause, M. Benkirane avait signé au mois de janvier dernier un décret exemptant l’armée de rendre compte de la gestion de ses marchés publics. La raison avancée à cette exception est bien évidemment le secret défense. Mais, peut-on se contenter d’une telle justification ?
Certes, certaines activités de la défense nationale sont sensibles, mais toutes ne sont pas secrètes. Le budget de la défense nationale contient des dépenses courantes, mais également des dépenses liées à l’acquisition d’équipement et de matériel militaire. Si l’on peut admettre, sous réserve de contrôle a posteriori, que l’achat des armes puisse se faire discrètement, les autres dépenses courantes n’ont rien de secret, notamment tout ce qui concerne le recrutement, les fournitures, les travaux, les infrastructures, etc.
Par conséquent, cette exemption trouve son origine dans le deal historique établi entre la monarchie et l’armée. En effet, suite aux deux putschs ratés de 1971 et 1972, le défunt Hassan II avait jugé opportun d’amadouer ses officiers, surtout les hauts gradés, pour s’assurer leur loyauté. Il déclara à l’époque aux militaires : « Si j'ai un bon conseil à vous donner, c'est dorénavant de faire de l'argent et de vous éloigner de la politique ».Autrement dit, soyezloyaux et vous pourrez en tirer profit. Ce faisant, Hassan II a institutionnalisé l’immunité et, partant, l’impunité des militaires. Dès lors, le vote de ce nouveau décret s’inscrit dans la continuité de préservation des privilèges de la haute classe militaire.
Ce décret n’est pas justifié. D’abord, du point de vue constitutionnel, il va à l’encontre des consignes de la nouvelle constitution voulant promouvoir la responsabilité et la reddition des comptes. Car, Avec ce nouveau décret, la défense nationale n'est pas obligée de rendre compte ni de la préparation, ni de la passation et encore moins de l'exécution des marchés. De fait, elle échappe complètement au contrôle des parlementaires censés veiller sur l’argent du contribuable.
Dans le même ordre d’idées, ce nouveau décret renvoie aux calendes grecques la lutte contre la corruption et l’économie de rente exigée par la nouvelle constitution. En affranchissant la défense nationale de l’obligation de transparence et de reddition des comptes, Benkirane prouve qu’il est bel et bien dans le « deux poids, deux mesures ». Surtout que la corruption et le comportement rentier d’une partie de la haute classe militaire a été déjà mis en évidence, notamment par les câbles de Wikileaks en 2010. Du détournement de fonds publics à l’exploitation de ressources halieutiques, en passant par les commissions sur les contrats militaires, certains généraux n’ont pas hésité à profiter de leur pouvoir, particulièrement ceux en charge des provinces du sud.
Ensuite, sur le plan économique, il est tout simplement surréaliste de ne pas contrôler une administration dont les dépenses accaparent près de 16% du budget de l’État et absorbent 5% du PIB. C’est d’autant plus inacceptable que les finances publiques souffrent ces temps-ci. Ainsi, suite à ce nouveau décret, ce sont 5,35 milliards de dirhams, alloués par le budget 2013 à la défense nationale pour le matériel et les investissements, qui ne seront ni audités, ni contrôlés, et dont l'usage ne sera pas conditionné par le respect des dispositions régissant les appels d'offres et les marchés publics.
Enfin, même sur le plan militaire, ce décret n’est pas justifié car contreproductif. Désormais, la réputation d’une armée ne se construit plus uniquement sur la base de son effectif, mais sur la base de son expertise et surtout la qualité de son équipement. Or, en soustrayant les dépenses courantes au contrôle, soit près des deux tiers du budget de la défense nationale, ce nouveau décret empêche leur rationalisation, et par la même occasion, empêche la modernisation et la professionnalisation de l’armée marocaine. Puisque la mauvaise gestion et les gaspillages seront toujours payés au prix d’une ponction sur le budget destiné à l’investissement en équipement et matériel militaire.
D’où la nécessité d’ouvrir davantage la défense nationale sur son environnement, et de la soumettre, à un degré certain qui respecte réellement le secret défense, au contrôle du parlement et à la tutelle réelle du gouvernement. Quant à la lutte contre la corruption et l’économie de rente, les marocains l’on bien compris il y a longtemps : le gouvernement Benkirane a déjà déposé les armes avant de commencer la guerre.
Hicham El Moussaoui est maître de conférences à l’université de Beni Mellal et analyste sur www.LibreAfrique.org. Le 26 juin 2013.