Claudio Abbado applaudit Hans Joachim Westphal (aux Berliner Philharmoniker depuis la fin de la période de Furtwängler et en retraite) lors d'une répétition du Lucerne Festival Orchestra à Madrid ©Lucerne Festival
La presse allemande et la presse italienne consacrent des articles (quelquefois importants) aux 80 ans de Claudio Abbado; je ne sais ce que va publier la presse en France, et au fond on s'en moque. Car Claudio est tout sauf un phénomène médiatique.
C'est au niveau des médias l'anti-Karajan.
J'ai personnellement un peu hésité à écrire ce soir, à la veille du 26 juin, car écrire sur Claudio Abbado sans écrire sur un concert qu'il a dirigé est un peu comme une gageure, tant toute sa vie il a cherché à "se cacher" derrière la musique. Je me souviens un jour à Berlin, nous parlions avec lui d'une exposition que nous voulions lui consacrer, et des panneaux ou espaces à dédier à ses musiciens fétiches, Verdi, Mahler... et lui de répondre "e gli altri, poveretti? ci hanno diritto anche loro!" (et les autres, les pauvres, ils y ont droit eux aussi) tant il refuse l'idée de musiciens "préférés" dans son parcours. Claudio Abbado est un visiteur de la musique dans sa globalité, même s'il n'a pas dirigé certains compositeurs, comme Puccini (sauf dans le disque fait avec Anna Netrebko où il dirige "O mio babbino caro de Gianni Schicchi...), - bien qu'il nous ait dit au temps de Vienne qu'il envisageait de faire Manon Lescaut.
Quelle contradiction ! Le chef le moins star et le plus discret est suivi depuis 18 ans par une association de fans, le Club Abbadiani Itineranti, qui essaient de le retrouver partout où il va. Si l'association est née il y a 18 ans , l'itinérance, elle, a commencé dès 1986, quand il a quitté la Scala, il y a 27 ans, et que les orphelins ont décidé d'aller écouter les opéras qu'il dirigeait à Vienne, se retrouvant à la Staatsoper, et voyageant ensemble, allant le saluer ensuite, voire quelquefois le rejoindre au restaurant: je me souviens après une représentation de Don Carlo à Vienne, et peu après sa nomination à Berlin, qu'il nous avait dit de le rejoindre dans un restaurant italien près de la Stephansdom où nous avions retrouvé bonne part de la distribution (Mirella Freni, Nicolai Ghiaurov qui ne chantait pas, Agnès Baltsa, Luis Lima ...) et nous étions restés jusqu'à 2h de matin à deviser tranquillement et joyeusement. Quand il fut nommé à Berlin, ce fut parmi nous une fête aussi incroyable qu'inattendue, et commencèrent bientôt les itinérances berlinoises (à une époque où Berlin était loin d'être à la mode comme aujourd'hui) qui continuent encore tous les ans. Je suis personnellement allé au Japon lors de sa dernière tournée (Tristan und Isolde, avec les Berliner Philharmoniker) alors qu'il sortait à peine de son opération et qu'il était terriblement affaibli, pour rencontrer les membres japonais du Club. Il y retourne avec le Lucerne Festival Orchestra cet automne, et ce sera des retrouvailles forcément émouvantes.
Il répète souvent que c'est la musique qui l'a sauvé, et de fait, il s'est plongé dans la musique dès qu'il a été en mesure de diriger après son opération en 2001, en annulant cette saison-là en tout et pour tout depuis octobre 2001 un seul concert (à Athènes).
Je pourrais ainsi continuer à raconter anecdotes et concerts, et ça deviendrait fastidieux. Je voudrais, en ce jour anniversaire, essayer de témoigner de ce qu'a représenté Abbado dans ma vie, depuis 37 ans que le le suis.
Fêter l'anniversaire de Claudio (il déteste être appelé Maestro), c'est aussi rentrer en soi pour essayer de comprendre pourquoi ce personnage plutôt discret et timide déchaîne autour de lui un nuage affectif. Je crois qu'il y a une simple explication: le regarder diriger. Regarder son visage, c'est comprendre que sa vie est là. Les sourires, les expressions extatiques, les gestes larges qui embrassent l'orchestre et font voler la musique, c'est là sa vie: il vit sur le podium comme Callas vivait sur la scène et en ce sens nous avons presque acès . Non qu'Abbado ne s’intéresse pas au monde, c'est un passionné de foot (tifoso du Milan AC), il prend part aux débats de son temps et notamment depuis longtemps aux débats politiques, mais c'est clair, lors qu'il dirige, il est totalement lui même, détendu, disponible, il "communique" enfin, alors qu'il n'est pas un grand communiquant et qu'il évite les médias. Cette intensité dans la manière de diriger, c'est une intensité sereine, si l'on peut me permettre ce quasi oxymore, car c'est une intensité née du bonheur. Et ce bonheur, il le communique: les applaudissements et les sorties des concert sont un moment extraordinaire de communion, qui se prolonge, souvent, qui créé des liens et les consolide: grâce à Abbado, j'ai ainsi connu ceux qui sont devenus des amis proches, grâce à Abbado, j'ai pu faire des voyages exceptionnels, grâce à Abbado surtout j'ai appris et j'apprends encore.
Je suis venu à la musique classique grâce aux disques de Pierre Boulez que j'achetais quand j'avais une douzaine d'années, c'est lui qui m'a ouvert la porte, j'appris l'opéra ( je l'aimais déjà) grâce à Rolf Liebermann qui m'a permis de découvrir le grand répertoire, et j'ai appris l'orchestre, compris la musique dans ses profondeurs et ses replis, grâce à Claudio Abbado. J'ai passé un temps infini à l'observer diriger, à écouter plusieurs fois le même concert, me concentrant tout à tour sur des pupitres différents: c'est notamment lui qui m'a permis de comprendre le rôle central des bois dans un orchestre, le dialogue entre les différents pupitres (quand on commence à regarder un orchestre, on a toujours l'impression au départ qu'à part les cordes, il n'y a que des comparses!), l'écoute des uns envers les autres, les équilibres, les prises de risques. Il m'a permis d'analyser telle ou telle lecture: il m'a permis de construire une grille de lecture, dont j'use d'ailleurs à chaque fois désormais sur tout concert ou tout opéra. Et puis son Mahler m'accompagne comme une référence absolue: il m'a guidé dans le labyrinthe Mahler.
Comme avec Boulez avec Chéreau à Bayreuth, Claudio m'a appris aussi à comprendre la subtilité des liens entre mise en scène et direction musicale, tant avec Stehler (Simon Boccanegra! Lohengrin!) qu'avec Luca Ronconi (Don Carlo, Wozzeck, Il Viaggio a Reims) ou même Vitez (Pelléas et Mélisande). C'est un chef d'opéra exceptionnel car avec lui le théâtre est sur scène et donc forcément dans la fosse.
C'est avec lui que j'ai vraiment découvert Andrei Tarkovski, à travers sa volonté de faire mieux connaître son cinéma(essentiellement lorsqu'il était à Vienne ou Tarkovski a fait la mise en scène de Boris Godunov) et de le faire découvrir au public. J'ai aimé aussi sa manière de construire des projets à Berlin où se mêlaient tous les arts (Promethée, Hölderlin): tout cela m'a conforté dans l'idée que la culture est un tout, que tout est source de savoir, et que la musique est en lien avec tout le reste du monde intellectuel: un seul exemple, au moment où il dirigeait Parsifal à Berlin, dans sa loge traînait un livre de Gustave Thibon (ce qui pour moi était totalement inattendu). Ce sont banalités que d'écrire cela, mais au cours d'une vie, les choses se construisent avec des briques, et tant de briques m'ont été apportées par Claudio.
Et puis, Claudio est un inventeur, qui stimule toutes les curiosités: il est un inventeur d'orchestres, avec lesquels il fait un bout de chemin, avant de les laisser voler de leurs propres ailes European Comunity Youth Orchestra, Gustav Mahler Jugendorchester, Chamber Orchestra of Europe, Mahler Chamber Orchestra, Lucerne Festival Orchestra, Orchestra Mozart; de ces orchestres, il a tiré des musiciens fidèles qui le suivent (par exemple à Lucerne) ; il a exhumé des œuvres aujourd'hui jouées partout et il a créé des habitudes d'interprétations aujourd'hui jamais plus remises en question: il popularise Simon Boccanegra, dès 1971, dans la sublime mise en scène de Strehler, qu'il portera dans le monde entier, il impose les versions révisées de Rossini par la Fondation Rossini de Pesaro, Barbier de Séville, Cenerentola, Italiana in Algeri, il propose Carmen avec les dialogues et sans les récitatifs, à Edimbourg, il crée Don Carlo dans la version complète de 1867 (c'est lui qui a inséré pour la première fois le fameux lacrimosa qui suit la mort de Posa qu'on entend aujourd'hui partout) à défaut d'une version française qu'il n'a pu diriger sur scène faute de chanteurs, il impose Boris Godunov dans la version originale, en 1979 à la Scala dans une mise en scène de Youri Lioubimov, il fait découvrir Il viaggio a Reims, dans l'explosive réalisation de Ronconi pour Pesaro en 1984, puis à la Scala, puis à Vienne et en version semi-scénique à Berlin, il fait redécouvrir Fierrabras de Schubert à Vienne, en le proposant dans la mise en scène de Ruth Berghaus, sans compter sa Passion selon Saint Mathieu de Bach, magnifique méditation qui tenait compte de toutes les avancées des lectures baroques sans être vraiment "baroque".
Oui, depuis 37 ans, il m'accompagne dans mon cheminement artistique et intellectuel, il a orienté mes choix artistiques et musicaux, il m'a installé dans mes passions, il m'a aidé à écouter en analysant, en discernant, en fouillant. Et quand je l'écoute diriger, encore il y a peu, je reste stupéfait de tant de jeunesse, de tant d'énergie qui nous inquiète quelquefois (il en fait trop! entends-je dire), mais qui nous entraîne et nous stimule. Il n'aime pas être appelé Maestro, mais c'est un maître.
Bon anniversaire Claudio!
©Lucerne Festival