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Genèse de la pluralité des mondes

Publié le 25 juin 2013 par Perce-Neige

Genèse de la pluralité des mondesJe vous jure, les ami-e-s, la main sur le cœur et trois mille milliards de kopecks sur la table, qu’Hélène Faucon détestait positivement avoir à répondre à toutes ces putains de questions, qu’elle jugeait proprement inutiles. Non… Vraiment… Il ne fallait pas compter sur elle pour s’épancher, des heures durant, comme tant d’autres, à propos de sa petite personne et révéler, on ne sait pourquoi, à ses invisibles lecteurs et lectri-ces ce qui n’avait, à ses yeux, à peu près aucune importance ! En fait, à vouloir insister outre mesure, il était à craindre, hélas, que cette foutue conversation, à bâtons rom-pus comme on dit, ne finisse tout simplement par bel et bien tourner court, voilà la vérité. Effectivement, oui, elle vivait maintenant de sa plume, écrivait des romans, tenait un blog, se passionnait vaguement pour Twitter et passait la majeure partie de son temps à jouer avec les mots, expérimentant parfois - trop peu souvent hélas - ce qu’il est convenu d’appeler de nouvelles formes littéraires. Et alors ? Si vous voulez tout savoir, oui, elle s’amusait comme une folle (parfois). Bien sûr, oui, effectivement, tout cela finissait par rencontrer un certain succès auprès du public. Oui... Oui… D’accord… Mais était-ce, là, une raison suffisante pour se vautrer ? Fallait-il, en contrepartie d’être un peu écoutée, parler d’elle-même à longueur de journée… Et, surtout, le faire de manière aussi obscène, si l’on peut dire ? Non, vraiment, voyez-vous, ce genre d’anecdotes, ça n’était pas pour elle. Merci bien. Vous comprenez ? Bon, elle n’en n’était pas encore à s’impatienter mais il y avait, tout de même, déjà, dans l’intonation capricieuse et versatile de sa voix, une brève incertitude qui pouvait passer pour un début d’agacement. Une façon de reprendre la main qui ne présageait rien de bon pour son interlocutrice. Car tous ces discours assez fumeux empreints de psychologie naïve sur la personnalité supposée des écrivains, voilà ce qui ne l’intéressait pas-du-tout. On sort à peine d’un siècle de psychanalyse approximative et voilà qu’on nous bassine encore avec ce truc ? Non, mais je rêve… Mais je vous ai coupée, pardonnez moi… Car, gageons que l’essentiel est ailleurs. A savoir dans l’architecture des phrases. L’agencement des mots et des sons. Les sens inattendus qui surgissent sans même que vous n’ayez eu le loisir d’y songer. Jamais, je ne parle-rai directement de moi. J’espère avoir été claire, non ?On ne l’est jamais assez, naturellement, pensait-elle. Et sur ce, très lentement, Hélène Faucon s’était peu à peu redressée, cherchant par une grimace qu’accompagnait un subtil mouvement latéral du bassin à retrouver un semblant d’équilibre sur sa chaise, dégageant soudain la mèche qui lui barrait l’horizon, puis balayant d’un regard dis-tant la salle, presque déserte à cette heure sinistre de la journée, de l’un des bars du onzième les plus tendances du moment, pour reprendre les termes d’un certain guide touristique, et sans pouvoir, alors, pour finir, retenir un très léger sourire de satisfac-tion. Ou plutôt de soulagement. Comme pour fêter cette ultime victoire sur elle-même dont elle devrait, peut-être, un jour accepter de parler.Il s’avérait en effet que, cette fois, la jeune femme, qui lui faisait face, opinait du bonnet avec conviction. Et semblait à la fois perplexe et tout à fait réceptive à ce genre d’argument. Noircissant les feuilles, qu’elle avait imprudemment étalées à tout va sur la table, de commentaires à la noix, et de références en veux-tu en voilà sans parvenir pour autant, manifestement, à surmonter sa crainte de manquer le principal. Car comment savoir, précisément, ce qu’il lui faudrait retenir de toute cette tirade ? Le plus simple, pour elle, naturellement, était, sans aucun doute, d’éviter à tout prix de penser à quoique ce soit. Ce qui revenait à écrire à peu près tout ce qu’elle entendait. Elle ferait le tri plus tard. Bifferait probablement la moitié, voire les deux tiers ou les trois quarts de ce fatras... Mesurait-elle la chance inouïe qu’elle avait d’être là ? Oui, elle, Charlotte Masson her self comme elle ne cesserait de le répéter, plus tard, à qui voudrait l’entendre… Charlotte Masson, obscure étudiante en master de lettres mo-dernes à Paris douze, ni plus ni moins assise à la table de celle qui, tranquillement, s’apprêtait à entrer dans l’histoire de la littérature par la grande porte ! Et qui, acces-soirement, avec La Vie Rêvée, venait de publier un roman proprement magnifique et unanimement salué dans la presse comme le roman français que nous attendions tou-te-s depuis une décennie. Au moins… Mesurait-elle la chance incroyable qu’elle avait eu, la même Charlotte Masson, trois semaines plus tôt, de recevoir, sous la for-me assez énigmatique il faut bien le dire, d’un numéro de téléphone griffonné au dos d’un post-it, ne serait-ce qu’un embryon de réponse au petit mot sans doute assez maladroitement écrit, stylistiquement parlant, qu’elle avait adressé à celle dont, je cite, les textes terriblement envoûtants la troublaient longtemps après en avoir dé-voré les dernières pages. J’étais une adolescente fragile, perturbée, et j’ai lu presque d’un trait, à la campagne, votre avant-dernier roman « De la pluralité des mondes et de quelques autres curiosités sans conséquence ». Croyez-le, ou non, ma vie en a été complètement bouleversée ! Ce qui n’était guère contestable, n’est-ce pas ? Encore que cette Charlotte Masson au grand cœur ignorait, bien sûr, qu’un bouleversement, autrement prodigieux, lui ouvrirait bientôt de nouveaux horizons. Mais n’anticipons pas… Car nous n’en sommes pas encore là ! Nous en sommes au moment précis où l’insipide infusion de thé (aux fruits rouges, s’il vous plait) qu’elle avait sous les yeux, virait tranquillement au cramoisi, et ceci à mesure que chutait inexorablement la température déjà pas mal tiédasse des trente centilitres d’eau que la serveuse, à peine aimable, avait versé dans sa tasse en contre-partie d’un rictus grognon qui se voulait sans doute commerçant et détendu mais qui signifiait surtout qu’elle entendait bien encaisser son dû avant de se casser en s’éloignant, ne serait-ce que d’un mètre, pour rejoindre ses pénates. Oui, nous en sommes là. Nous en sommes d’ailleurs, curieusement, toujours là ! Nous en sommes, surtout, au moment où l’étudiante en lettres modernes, au profil assez marqué et sexy il faut bien le dire, mais au visage hélas un peu ingrat car affligé d’un interminable menton, croisait les doigts à s’en décrocher les phalanges pour que le joulijouli stylo offert quelques semaines auparavant par son adorable paternel tienne le coup encore un peu, quelques minutes au moins, et ne l’abandonne pas là, en rase campagne, définitivement vaincu par une hémorragie bleue outremer pro-prement cataclysmique dont les traces resteraient visibles des décennies durant sur les divers textiles qu’elle avait eu le malheur de réquisitionner, le matin même, dans le tourbillon exaspéré de la salle de bains, et de la chambre à coucher, et de l’affreux placard en contreplaqué où elle entassait pêlemêle toutes ces lingeries qui auraient, n’en doutons pas, sûrement fait le bonheur du premier pervers venu. Nous en sommes aussi, d’ailleurs, accessoirement peut-être, au moment où Hélène Faucon, - allez savoir quelle sombre alchimie était en jeu à ce moment-là dans les tendres circonvolutions de son cerveau ! -, s’était brusquement sentie une âme com-patissante. Encore un peu, quelques minutes ou quelques larmes plus tard, et voilà qu’elle se risquerait même, suprême audace de sa part, à poser délicatement sa main droite, embarrassée, sur le bras chancelant de Charlotte Masson. Puis à lui serrer os-tensiblement le poignet. En inclinant doucement son visage vers le sien. En chucho-tant. Puis en répétant tout cela plusieurs fois. Puis en tapotant tranquillement l’épaule de celle qui, visiblement, se désespérait réellement de pouvoir un jour ne se-rait-ce que contenir cet insupportable suintement d’encre bleue qui se répandait maintenant un peu partout, peuplant de silhouettes mystérieuses toute cette paperas-se sans dessus dessous qu’elle avait sous les yeux, ou bien apportant, dans la foulée, une touche singulière à la blancheur convenue du chemisier, ou bien doublant le pourtour des lèvres d’un soupçon de dermatose encore inconnue au bataillon, ou bien nourrissant de pigments la transparence de la soie, ou bien ponctuant de fantômes le pourtour de ses yeux. Ou bien… Sauf que ce n’était pas si grave, au fond ? Puisque nous avons déjà tellement parlé, n’est ce pas ? En somme, vous avez pu noter le principal, non ? Sans doute, oui… Le principal ? Sauf qu’Hélène Faucon, à cet instant précis, immanquablement, parvien-drait difficilement à trouver les mots que n’importe quelle étudiante en lettres mo-dernes, de quelque université que ce soit, raisonnablement, était alors en droit d’attendre de sa part. Raisonnablement ? Sauf qu’Hélène Faucon, assez imprudem-ment peut-être, - juste pour que cessent ces sanglots imbéciles et qu’ainsi son infinie maladresse lui soit pardonnée par delà les siècles et les siècles – sauf qu’Hélène Fau-con, donc, se hasarderait, ensuite, à proposer ni plus ni moins à Charlotte Masson de poursuivre cette conversation plus tard… Et de la reprendre. Et de la compléter. Et d’y revenir. Et de juxtaposer. Bientôt, dans la rue, elles s’amuseraient du printemps. Un peu comme une mère et sa fille, complices. Confidence pour confidence. Bras dessus, bras dessous. Il faudra im-pé-ra-ti-ve-ment rester tout le week-end… Vous me le promettez ? Car, depuis la se-maine dernière, Charlotte, figurez vous que, par bonheur, le jardin est en fleurs ! Un festival extravagant de couleurs et d’odeurs étourdissantes… Trente six mille maniè-res de célébrer la proximité de l’été. Au fait, dites-moi, que vouliez vous savoir, au juste, en cherchant à me rencontrer ? Comme vous l’avez fait… Avec tant d’instance ! 
Photo à partir d'une oeuvre de Gérard Richter

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