Tibet, Temple Jokhang

Publié le 24 avril 2008 par Argoul

Grosse pluie et vent cette nuit, paraît-il ; je n’ai rien entendu. Il est vrai que notre fenêtre donne sur un mur, mais j’ai surtout très bien dormi.

Nous voici au Jokhang, « le temple le plus sacré du Tibet ». Fondé au 7ème siècle par le roi Songtsen Gampo, un siècle avant le monastère de Samye. Il est magnifiquement restauré, depuis les travaux que j’ai vus en 1992. Les statues actuelles sont des années 1980… mais on dirait qu’il a toujours été comme aujourd’hui tant il est déjà patiné par les milliers de croyants qui viennent chaque jour y défiler ! Obscurité, fumée, foule. Les pèlerins venus de tout le Tibet se pressent. Il faut faire vite, le rite n’attend pas. La crainte superstitieuse talonne le nomade. Surtout ne pas oublier à chaque chapelle son billet d’un dixième de yuan et sa cuillerée de beurre de yack en offrande. Il y a tant de divinités en ce lieu qu’il ne faut s’en aliéner aucune. Pour celles que l’on révère le plus, un kata de cérémonie tout blanc est prévu ; le must est en soie. J’ai suivi un moment trois rustauds en toupka, traînant un enfant hirsute de chapelle en chapelle. Ils se sont particulièrement arrêtés, au premier étage du temple, à celle dédiée à Palden Lhamo, une divinité courroucée à tête de yack bleu. Pour un nomade, adorer le yack est une attitude normale. D’autant que cette déité, je l’apprends plus tard, est la protectrice du Tibet. Nombreux sont ceux qui touchent du front les statues des bouddhas guérisseurs et leur font particulière offrande. Les effigies dorées les regardent d’un œil peint bienveillant et un peu moqueur, comme les aimait Alexandra David-Néel, en ayant l’air de leur susurrer : priez ! votre rhume durera sept jours ; ne priez pas : il durera une semaine !

La seconde épouse du roi Songtsen Gampo, la princesse Wenchen, était chinoise. Elle a apporté dans ses bagages, en 641 de notre ère, une statue du Bouddha sous les traits d’un garçonnet de douze ans – symbole de jeunesse éternelle. Il s’agit de Jowo Sakyamouni et elle est révérée comme « l’objet le plus sacré du Tibet ». Elle est érigée dans la chapelle principale, devant laquelle une file de pèlerins fait la queue pour l’adorer, et nous ne pouvons que passer derrière la file sans nous y attarder. De toute façon, la statue est tellement recouverte de katas qu’elle s’y trouve comme engluée dans une toile d’araignée. La superstition empêche d’observer sa beauté dévoilée.

Dans le sens des aiguilles d’une montre le circuit cérémoniel est incessant, impatient, diligent, accompagné d’un marmottement continu comme un bourdon d’abeilles. On passe, on tourne, on verse une offrande, on s’en va plus loin ; cela dans le même mouvement continu et sans fin. Un pèlerin surgit toujours derrière le précédent pour accomplir les rites, comme si la terre devait s’arrêter de tourner si les humains ne tournaient pas avec elle. Un culte ? Un rite plutôt, analogue à celui des enfants qui ne marchent que sur les dalles en évitant de poser le pied sur les interstices.

Après l’étouffoir intérieur – physique et spirituel – le toit est un havre de lumière et de paix. Pas de pèlerin pressé ni de marmottements empressés : il n’y a pas de dieux visibles, que des démons de cuivre qui repoussent les forces mauvaises aux quatre coins du toit. Que le ciel immense et le grand soleil qui a fait son apparition après les nuages nocturnes. Le son sourd du tambour monte jusqu’à nous, mais la foule nous ignore. Ne visitent le toit que des étrangers ; les pèlerins préfèrent rester dans les profondeurs obscures, plus efficaces au fétichisme et à la crédulité. Écart culturel : notre tropisme religieux nous attire vers la grande lumière, celle qui nous vient de nos plus anciennes racines culturelles, l’exigence de clarté grecque, le solaire celte, l’énergie guerrière viking. Le tropisme religieux tibétain se complaît au secret, au caché, à l’obscur, à l’ésotérique. La vie est rude et l’on révère ce que l’on craint pour se le rendre propice. En nos pays tempérés nous ne révérons pas mais cherchons à comprendre ce que nous ignorons. Malgré nos efforts « ethnologiques » et notre curiosité humaine, cette différence radicale de conception nous empêche d’entrer dans l’esprit des cérémonies religieuses tibétaines auxquelles nous assistons. Nous n’y voyons qu’un fatras de rites superstitieux supportés par un fatras de statues et d’objets magiques. J’ai eu beau coller mon oreille contre la pierre crasseuse dans le temple, je n’ai pas entendu l’oiseau chanteur du lac disparu, comme le veut la légende populaire.

Je suis ressorti de l’antre oppressant pour retrouver la rue, le Barkhor, où déambule la même foule que dans le temple mais apaisée, avec des préoccupations plus terre à terre. Observer, acheter, marchander, sont les principales activités pour les pèlerins sevrés de grande ville autant que de divinités. J’ai saisi au vol quelques visages, jeunes et vieux, éclairés de joie ou assombris par l’âge. J’ai aimé les hommes vivants dans la clarté du jour, que je détestais un instant auparavant dans la fumée des lampes. Un jeune vendeur de beurre en sac m’a offert la fraîcheur de son rire, un vieux ridé moulinant ses prières sa tranquille préoccupation, de belles filles que leur souple jeunesse rend gracieuses m’ont touché par leur vigueur, un enfant au polo saccagé par les bagarres sa joie à lancer un cerf volant. Le cerf volant de ces petits est un morceau de papier ordinaire coupé en losange, collé sur des baguettes de bois, et rattaché à un dévidoir de fil à coudre. Un bricolage de base mais une joie aussi profonde que le plus sophistiqué des engins. L’ensemble est si léger qu’il flotte bien dans l’air raréfié et permet aux gosses de marcher les yeux levés au ciel, tout à leurs jeux. Passé douze ans ce n’est plus drôle, semblent dire quelques plus âgés adossés à un réverbère, la lippe bêcheuse. Eux se préoccupent plutôt de leur apparence : casquette américaine, lacet médaillé sur la gorge, chemise entrouverte pour le bien laisser paraître, blouson d’aviateur et jean chinois.

Nous déjeunons au restaurant Tashi Deux, sur la même voie que le premier, et aussi connu des guides, pour étrangers only. Le curry de poulet était aux pommes de terre et avait bon goût. Gérard s’est empiffré d’un « bobi », ensemble de crêpes où fourrer diverses sortes de légumes cuits et à arroser de sauce à la crème. Satisfaisant quand on a faim.