Du nil à alexandrie. histoires d'eaux - 10. investigations à propos d'une reine à mariemont : 3. un certain sourire ...

Publié le 25 juin 2013 par Rl1948


   En un mot, l'idée esthétique est une représentation de l'imagination, associée à un concept donné, et qui est liée à une telle diversité de représentations secondaires dans le libre usage de celle-ci qu'on ne peut trouver pour elle aucune expression qui définisse un concept déterminé ; elle permet de penser, associées à un concept, bien des choses indicibles dont le sentiment anime les facultés de connaissance, et insuffle une âme au langage considéré comme simple système de lettres.

Emmanuel  KANT


Critique de la faculté de juger

Première partie : Esthétique

Livre II : Analytique du sublime

§ 49 : Les facultés de l'esprit qui constituent le génie

Oeuvres philosophiques complètes, Tome II

Paris, Gallimard, Collection La Pléiade,

pp. 1096-1103 de mon édition de 1985

  

   Ce visage apollinien, tel que je vous le décrivis précédemment, amis visiteurs, à qui donc appartint-il ?

   C'est à coup sûr un portrait  pris sur le vif, et non pas une tête idéale de souverain égyptien. Le front est large, l'oeil enfoncé sous l'orbite, la joue ferme, la bouche sensuelle, le menton gras, et dans l'ensemble les traits sont d'une femme arrivée au-delà de la trentaine ; le nez seul n'a pas été respecté, et ce n'est pas encore ce monument qui nous permettra de savoir si le nez de Cléopâtre était ou non de la longueur qu'il eût fallu pour changer la face du monde, proclamait, non sans une pointe d'humour, Gaston Maspero à la séance du 3 mars 1899 devant ses amis membres de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.

   Pour moi, pour certains d'entre vous aussi, je pense, les vacances estivales approchent. Il serait peut-être temps d'apposer le point final à ces passionnantes investigations destinées à déterminer l'identité du groupe ptolémaïque colossal dont deux fragments - une tête masculine bouclée (particularité constitutive de la statuaire romaine) et la portion supérieure d'une jambe gauche - sont exposés au Musée gréco-romain d'Alexandrie et deux autres - un buste de 3 mètres de hauteur et deux mains enlacées - au Musée royal de Mariemont ; le reste, notamment dessiné par Joseph Bonomi, dans sa lettre à Sir Gardner Wilkinson, ayant disparu ...

   Quelques célèbres voyageurs qui les ont jadis croisés, quelques grands égyptologues aussi qui sur eux se sont penchés, ont émis diverses hypothèses.

   Mais avant de les énoncer, avant de les infirmer ou de les confirmer, contemplons une dernière fois, voulez-vous, cette merveilleuse figure féminine car sa plastique peut être révélatrice, si pas de l'identité d'une personne précise, à tout le moins d'une époque bien déterminée.

   Au-delà des brisures du temps, au-delà des déprédations volontairement infligées par l'homme, au-delà des altérations inhérentes à un séjour prolongé dans l'eau auquel on doit vraisemblablement imputer la présence d'une très mince pellicule - un demi-millimètre -, de carbonate et de sulfate de calcium assombrissant fortement entre autres endroits la joue gauche, que voyons-nous ?

   Un superbe visage ovale à l'oeil térébrant, à l'oreille harmonieusement rendue et franchement dégagée qu'encadre une perruque aux mèches soignées et dont le tombé régulier caresse le creux du cou et l'épaule gauche. Cette chevelure d'apprêt est partiellement recouverte d'une dépouille vulturine aux ailes protectrices retombant de part et d'autre, à l'arrière des oreilles, et qui devait plus que vraisemblablement présenter, au-dessus du front, là où ne subsiste plus qu'une petite cavité, la tête au bec crochu du rapace.

     Remarquez sur ce front, le détail intéressant que sont les mèches verticales rectangulaires, parfaitement parallèles qui, en un bel alignement, se dégagent de dessous la perruque.

     Vous rappelez-vous celle, unique, - mais ressortissant au même procédé de figuration - que l'on discernait à peine entre le sourcil et l'oreille gauches de "ma" reine Tiy ?    

  

   Que ce soit chez cette dernière, aux Musées royaux d'Art et d'Histoire de Bruxelles, ou chez la belle inconnue de Mariemont, un même modius entouré d'une frise d'uraei (cobras dressés) pose sur le dessus de la tête. Brisé chez l'une comme chez l'autre, il était destiné à soutenir des cornes de vache, elles aussi disparues, entre lesquelles devait se placer un disque solaire, le tout ayant peut-être été surmonté de deux hautes plumes.

   Vous aurez très certainement reconnu dans ce type d'atours que les égyptologues nomment également basileion, la coiffure "classique" de la déesse Isis qui, au Nouvel Empire, mais aussi à l'époque ptolémaïque qui nous occupe, pouvait être portée par les reines.

   Dans un article de janvier 2009 dédié à Cléopâtre VII, j'avais déjà, rappelez-vous, attiré votre attention sur un important document rédigé par l'écrivain d'origine grecque Plutarque (46-125), - "Vies parallèles" -, dans lequel il  brosse un portrait de  Marc Antoine.

   Pour vous, il y a peu, je me suis replongé dans le récit qu'il fait de la vie de ce général romain, dernier amant de la reine et en ai extrait ce très court passage (Gallimard, Quarto, LIV, 9, p. 1715 de mon édition de 2001) :

   Quant à Cléopâtre, elle était vêtue ce jour-là de la robe sacrée d'Isis ; elle la portait désormais toutes les fois qu'elle sortait en public et elle rendit ses audiences en tant que Nouvelle Isis.

   Que voilà, vous en conviendrez amis visiteurs, un détail intéressant pour mon propos actuel : les attributs d'Isis - dont je viens à l'instant de détailler la coiffure sur le buste de Mariemont -, semblent être très appréciés par Cléopâtre VII.

   Au point qu'elle souhaitait être assimilée à la déesse ?

     Au point qu'une statue comme celle-ci la figurerait sous une forme divinisée ? 

   Ne crions pas trop vite Eurêka !

Parfois croisés ces dernières semaines, d'autres avant moi, vous le pensez bien, se sont penchés sur la question de l'identité des deux personnages de la colossale dyade alexandrine dont les deux fragments de Mariemont font partie.

   Et leurs divergences de vue de véritablement déstabiliser mon opinion ...  

   Le consul Harris (1790-1869) qui les mit au jour un siècle après qu'ils avaient été décrits pour la première fois par Richard Pococke, souvenez-vous, propose d'y voir, sans autre précision, soit un des derniers rois de la dynastie des Ptolémées, soit un empereur romain accompagné d'une reine égyptienne représentée en Isis ou Hathor.

     Mahmoud el-Falaki (1818-1885), le premier à véritablement leur donner un nom, faisant référence à deux auteurs anciens - Plutarque, que j'ai cité et Dion Cassius dans son Histoire romaine qui, tous deux,  les décrivent avec force détails -, suggère qu'il s'agit incontestablement d'Antoine et de Cléopâtre VII.

   Après lui, beaucoup d'autres entérineront d'ailleurs cette proposition : Gaston Maspero et Raoul Warocqué, en tête.

     Au XXème siècle, l'égyptologue belge Baudouin van de Walle (1901-1988) qui les étudia de manière approfondie, pense avec d'autres confrères, sur base d'une évidente non-ressemblance entre le visage féminin de Mariemont et d'autres "portraits" de la reine lagide, qu'il s'agit plutôt de Ptolémée VI Philometor et d'une de ses épouses, vraisemblablement Cléopâtre II.

     Après lui, Zsolt Kiss, égyptologue polonais membre de la mission du Centre d'archéologie méditerranéenne de l'Université de Varsovie considère, sur base, quant à lui, d'évidentes ressemblances avec des monnaies d'époque, qu'il ne peut s'agir que de Ptolémée XII Aulète.

     Quelques mois plus tard, l'archéologue allemand Helmut Kyrieleis (1938-), propose un raisonnement qui bouleversera bien des réflexions : il remarque, apparemment le premier, que d'après la disposition des mains du monument de Mariemont, - mains qui, je le rappelle au passage, appartenaient aux deux statues géantes -,

la main droite de l'homme soutient la gauche du personnage féminin qui ne peut être qu'à sa droite.

     Or, comme dans la statuaire égyptienne classique, la femme est toujours placée à gauche de son conjoint et qu'en outre, la représentation d'un couple royal se tenant la main est, sauf à l'époque d'Amenhotep IV et de Nefertiti, extrêmement rare dans cet art, la reine ici ne peut nullement être l'épouse de l'homme qui était à sa gauche.

   Donc, elle ne peut être que sa mère !

     Vous me suivez ?

   C'est bien. Parce qu'à présent, cela se complique.

Partant de ce postulat - un souverain accompagné de sa mère -, nombre de possibilités s'offrent à vous : certains égyptologues envisagent Ptolémée VI et sa mère Cléopâtre Ière ; d'autres, Ptolémée VII Neos Philopator et sa mère Cléopâtre II ; d'autres encore, Ptolémée IX Soter II ou Ptolémée X Alexandre I et leur mère Cléopâtre III ; d'autres enfin, - et nous revenons à la case départ -, Ptolémée XIII ou XV et maman, c'est-à-dire Cléopâtre VII.

     Oui mais, souvenez-vous, pour Baudouin van de Walle, les traits de la "Cléopâtre" de Mariemont - et l'utilisation qu'il fait de guillemets n'était en rien anodine à ses yeux - ne présentaient aucune similitude avec ceux d'autres images de l'ultime reine d'Égypte !

   In fine, balayant manifestement ce type d' arguments, Marie-Cécile Bruwier, Directrice de Mariemont, qui ne peut, elle aussi, que vivement s'intéresser à cette pièce majeure des collections de "son" Musée, émet un avis personnel dont elle précise tout de go qu'aucune découverte nouvelle ne permet actuellement ni d'infirmer ni de confirmer et que seuls des détails purement esthétiques le lui suggèrent : les mains appartiendraient à Cléopâtre VII - (ainsi que le buste) -, et à Césarion, fils qu'elle eut de Jules César ... 

   Quel perpétuel objet de controverse que ce superbe visage de granitoïde !

Celui d'une reine-mère ? Celui d'une reine-épouse ? Divinisée ou pas ?

Celui d'une Isis éternelle ?

   Et si le sourire de cette antique beauté que je qualifiai naguère d'énigmatique n'était en définitive que royalement malicieux ?

   Et si, après un siècle de recherches, de questions sans réponses avérées, à l'instar d'une célèbre Florentine, il nous murmurait simplement : enquêtez, femmes et hommes du futur, supputez, conjecturez, appliquez-vous à percer le mystère de mon identité, tentez de lever mon voile ! 

     Aujourd'hui, amis visiteurs, il me plaît à penser que c'est peut-être pour elle qu'un lapicide, jadis, - fort d'un certain sourire -, grava, en l'un des sanctuaires de Saïs, à quelques kilomètres d'Alexandrie, une sentence qui invita Emmanuel Kant à écrire, en note infrapaginale du texte que j'ai ce matin choisi pour vous en guise d'exergue (p. 1100) :

   On n'a sans doute jamais rien dit de plus sublime, ou exprimé une pensée de manière plus sublime, que dans cette inscription du temple d'Isis (la Mère Nature) :

     Je suis tout ce qui est, tout ce qui a été et tout ce qui sera, et nul mortel n'a soulevé mon voile. 

(Bruwier : 1989, 25-43 ; Ead. : 2009, 83-9 ; Ead. : 2011 : 29-40 ; Ead. : 2012 : 178-87 ; Maspero : 1899, 133 ; Van de Walle : 1949, 19-32 ; Id. : 1950 : 31-5)