Robert Louis Stevenson, le génial écrivain et grand voyageur écossais, célèbre pour son roman « L'Île au trésor » (1883) et sa nouvelle « L'Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde » (1886) fut un œnophile éclairé. Dans son récit de voyage « Les Squatters de Silverado » que Michel Le Bris édita dans le recueil « La route de Silverado[1] », Stevenson relate sa découverte du vin californien. Il s’agit aussi pour lui de parler plus largement de sa passion et, plus intéressant encore, il donne son avis sur l’état et l’évolution de la viticulture, notamment française, alors en période de très grave crise.
Mais place au maitre :
Les vins de Californie m’intéressaient. Il est vrai que tous les vins m’intéressent, depuis toujours. Cela va du vin de raisins secs qu’un de mes camarades de classe cachait dans son coffre à jouets à ces remarquables valtelines[2] qui, jadis, ornaient la table de César – et qui sont ma dernière découverte.
Certains d’entre nous, aimables vieux païens, regardent avec angoisse les ténèbres qui en ce moment s’abattent sur notre âge. Alors nous voyons que l’invincible ver envahit les jardins ensoleillés de France, que Bordeaux n’est plus et que déjà la vallée du Rhône en est réduite à ressembler à l’Arabia Petraea[3]. Le Châteauneuf est mort et je n’y aurai jamais goûté ! L’Hermitage[4] – et quel ermitage c’est là, lorsqu’on veut fuir toutes les peines de l’existence ! – est en train d’expirer au bord de son fleuve.[5] Et puis, ne voilà-t-il pas qu’à la place de ces élixirs d’empereurs, grands distillateurs de rêves qui ont la couleur du rubis et le parfum des fleurs, et ravissent de la sorte tous les sens à la fois, on entrepose sur les quais de Sète, de simple tonneaux de produits chimiques[6] ! Qu’à Marseille, les bras levés en signe d’obsécration, le contrôleur des vins prend Lyaeus[7] à témoin de ce que les fûts qui devraient être détruits sont de nectar véritable et que, oui, on les enverra courir les mers ! Non, ce n’est pas seulement Pan, mais aussi Bacchus qui déjà ont péri[8].
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En même temps, malgré tout, timidement, nous pensons à l’avenir, avec comme une lueur d’espoir, en songeant à ces terres nouvelles fatiguées de produire de l’or et qui commencent à verdir sous les vignobles. A la Californie et à l’Australie, il revient en effet de reprendre un grand moment de l’histoire humaine.
En Californie, le vin en est encore au stade expérimental ; y goûter un cru, c’est soulever de vastes questions économiques. Commencer à planter de la vigne fait beaucoup penser à cette « prospection » à laquelle il faut d’abord recourir avant de songer à exploiter les métaux précieux. Un coin après l’autre, on essaiera la terre avec tel ou tel autre cépage. Ah, échec. Ah, voilà qui est mieux. Ah, au troisième, c’est bon. Ainsi cherche-t-on, en tâtonnant, son clos-vougeot, son lafite. Ces filons, ces petites langues de terre, plus précieuses que les veines où affleure le précieux minerai, qui demain donneront au vin son inimitable bouquet et son feu si doux, ces fastes récoltes à la faveur desquelles, sous le soleil et les étoiles, la terre s’étant véritablement sublimée en quelque chose de plus grand, le vin devient poésie en bouteilles….rien de tout cela ne s’est encore montré au grand jour ? Le chaparral[9] recouvre tout, le trésor reste enfoui sous les taillis ? De même le prospecteur écorne-t-il son rocher pour s’en aller ailleurs pendant que le grizzli, lui, nullement embarrassé de l’affaire, continue de musarder dans les environs. Ici pourtant, on attend son heure, oui : on attend son Christophe Colomb, tandis que la nature, elle, se prépare en nourrissant la terre. L’arôme de la terre de Californie – voilà qui restera au palais de nos petits-enfants.
Entre-temps ? Le vin d’ici est bon, sans plus. Ce n’en est pas moins le meilleur que j’ai goûté en Amérique, qui surpasse même un beaujolais, auquel il fait penser. Le négoce, lui, est en piteux état[10] : du simple bouche à oreille. On investit tout ce qu’on a dans des expériences nouvelles, et l’on est obligé de vendre tous ses crus. En trouver un seul qui, en plus d’un degré de maturation suffisant, ait aussi une origine bien à lui, c’est être béni des dieux.
« qui ait une origine bien à lui » ai-je dit, et j’insiste sur cette méchanceté.
- Vous voulez savoir pourquoi on ne boit pas de vin de Californie aux Etats-Unis ? me demanda un jour un négociant de San Francisco après m’avoir fait visiter sa propriété. Et bien, la raison, la voici !
Sur quoi, ayant ouvert un grand buffet rempli de nombreux petits tiroirs, il se mit en devoir de m’inonder d’étiquettes bleues, rouges ou jaunes toutes arborant des teintes splendides et royales, ducales et autres, s’ornant de bien plus de couronnes et de noms de clos et de châteaux que jamais un seul département ne pourrait en compter. Le plus étrange de l’affaire était pourtant qu’ils ne me disaient absolument rien.
- Château X… ? fis-je. Mais je n’ai jamais entendu parler de ça !
- J’espère bien ! me renvoya-t-il. J’étais justement en train de lire un roman de X, et…
Rien que des châteaux en Espagne ! Quelle meilleure raison de trouver au fait qu’on ne boit pas de vin californien en Amérique !
La vallée de la Napa est depuis longtemps le siège de l’industrie vinicole. Au contraire de ce qui arrive trop souvent, celle-ci ne démarra pas sur les basses terres qui bordent la rivière mais sur les flancs raboteux de collines qui seules pouvaient lui offrir des chances de succès raisonnables[11]. Il semble en effet que des pentes ensoleillées et une caillasse servant de réservoir à la chaleur du jour soient nécessaires à la terre à vin. C’est la grossièreté même de cette dernière qui doit s’évaporer, oui, sa moelle qui chaque jour doit fondre, pendant des éternités entières, jusqu’à ce qu’enfin ces mottes qui se brisent sous nos pas et ne sont pour l’œil que glèbe des plus communes puissent vraiment prendre rang parmi les chefs-d’œuvre de la nature. Ah ! cette apothéose de la poussière qu’emporte le vent à Richebourg[12] ! Est-il enfants plus étrangers à cette poudre brune et friable que le sang et le soleil qui luisent dans l’antique flacon derrière les fagots ? L’homme même ne saurait prétendre à ce titre.
Le vignoble californien, et c’est d’un des avant-postes de la civilisation humaine qu’il s’agit, a des caractéristiques bien particulières. Il n’est rien ici qui rappelle le Rhin ou le Rhône, rien non plus qui fasse songer à la basse côte d’or ou à l’infâme lèpre des déserts de la Champagne. Tout ici est verdoyant, solitaire et secret.
Nous en visitâmes deux qui se partageaient le même vallon : celui de M. Schram[13] et celui de M. McEckron[14].
[1] Éditions Phébus, collection D’ailleurs, 1987.
[2] Vin de Lombardie (en Italie, on parle de valtellina) dont le terroir longe la Suisse, ce qui explique peut-être l’engouement que ses habitants portent à ce vin qu’ils nomme,t veltliner. Ce vin a donné son nom au cépage dont il est issu et qui est également utilisé dans l’assemblage du vin de Savoie.
[3] Province romaine d'Arabie dans l'actuel Moyen-Orient
[4] Il fait bien entendu référence à ce merveilleux terroir de la Drôme ; AOC de la vallée du Rhône.
[5] L’auteur parle des effets dévastateurs du phylloxera
[6] Bien avant la révolte des vignerons de 1907, qui rappelons-le, luttaient contre les négociants véreux et le vin frelaté (chaptalisé au sucre de betterave ou mouillé) qu’ils importaient, Stevenson connaissait plus de vingt ans auparavant ces escroqueries puisque ce texte fut publié initialement sous forme d'articles en novembre et décembre 1883 dans le Century Magazine.
[7] l'un des noms de Bacchus
[8] L’histoire ne cesse de se répéter. En 1986, à Marseille comme à Sète (tiens donc !) la direction générale de la répression des fraudes a procédé au blocage, ainsi qu'à l’échantillonnage à des fins analytiques, des différents types de vins italiens détenus par les importateurs français de ces deux ports. Cette intervention de l’état faisait suite à l'annonce de l'existence de cas d'empoisonnement mortels en Italie par absorption de vin frelaté au méthanol.
[9] Maquis californien
[10] ce qui a bien changé !
[11] comme bien souvent pour les grands vins !
[12] Le richebourg est un bourgogne grand cru classé de Vosne-Romanée dans la côte de nuit,
[13] Il existe bien un viticulteur américain du nom de Schram, mais il est implanté du côté de Minnéapolis. Ce ne peut donc être lui. Il s’agit en fait de Schramsberg Vineyards (1400 Schramsberg Road) à Calistoga où résida effectivement Stevenson quelques jours avant sa lune de miel sous forme de retraite sur le Mont Saint-Héléna. Cette entreprise viticole, crée par le pionner allemand Jacob Schram en 1862, le confirme en consacrant une page à Stevenson sur son site internet. A la mort de Jacob Schram, son fils, Herman, tenta de poursuivre l’œuvre de son père, mais ruiné par l’épidémie de phylloxéra, l’exploitation fut vendue, successivement à divers propriétaires dont la légendaire Katharine Cebrian qui réussit à faire inscrire l’exploitation « monument historique californien ». L’exploitation est aujourd’hui la propriété de la famille Davies.
[14] Je n’ai pas trouvé de trace de cet exploitant d’origine écossaise, mais d’après ce qu’écrit Stevenson, il était voisin de Schram.