Avec sa chevelure tombant sur ses épaules et son visage allongé, presque ascétique, Mitra Kadivar ressemble à un dessin de Bernard Buffet, portrait juste adouci par le pastel d'une impeccable veste abricot. Le 12 juin dernier, dans la froideur de béton, de verre et d'acier du tribunal de Nanterre, cette psychanalyste iranienne venait témoigner dans le procès intenté pour " diffamation " par Jacques-Alain Miller à Elisabeth Roudinesco (en sa qualité de présidente de la Société internationale d'histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse), Henri Roudier et Philippe Grauer. Qu'Elisabeth Roudinesco ne soit pas l'auteure des textes incriminés n'est pas l'aspect le moins singulier de cette affaire dont on trouvera un exposé en suivant ce lien . Quant au procès, dont Mme Kadivar est volens nolens le pivot, il pourrait finalement se résumer à ces trois questions : ce qui relève du débat d'idées peut-il sortir de ce cadre traditionnel pour échouer dans un prétoire ? Est-il encore permis de porter un regard critique sur un texte publié sans systématiquement encourir un procès en diffamation - avatar contemporain du médiéval procès en sorcellerie ? Est-il sain, dans une démocratie, qu'un personnage médiatiquement connu puisse à l'envi (car ce n'est pas une première...) inviter la Justice à se poser en arbitre de joutes intellectuelles et à condamner des propos juste parce qu'ils n'ont pas l'heur de lui plaire ?
Le débat intellectuel vaut-il diffamation ?Dans ce dossier, si l'on s'arrête au grief de diffamation, on peut douter que ses éléments constitutifs soient réunis, à moins de vouloir porter atteinte à la liberté d'expression - liberté régulièrement défendue dans ces colonnes. C'est d'ailleurs ce qui ressort du témoignage que porta l'historienne de la psychiatrie Laure Murat lors de l'audience. Ce texte, lumineux, oppose à chaque motif de l'assignation du demandeur une argumentation solide et convaincante :
Oui, il est impossible " de juger à distance et sur documents, avec fiabilité, de l'arbitraire ou de la légitimité d'un internement, en particulier en l'absence du dossier médical. "
Oui, " lorsqu'il s'agit d'une affaire à l'étranger, dans une culture éloignée de la nôtre, la prudence devient une nécessité. "
Oui, " à partir du moment où l'on rend publique une correspondance privée, il faut aussi s'attendre à ce que ce texte soit lu et critiqué, au nom de la liberté d'opinion la plus élémentaire. "
Oui, " la question essentielle demeure de savoir en quoi Jacques-Alain Miller est fondé pour contester une décision médicale prise par pas moins de douze psychiatres des hôpitaux en Iran, geste qui pourrait aussi être assimilé à une ingérence sans fondement. "
Oui, " lorsque le Dr Mitra Kadivar affirme que "De la mer Noire à la mer de Chine, je suis la seule [psychanalyste]" ou que son cas est comparé à celui de Galilée, cela pourrait aussi, dans ces conditions posées par Jacques-Alain Miller, apporter la "preuve" que toutes les parties souffrent de mégalomanie et de délire des grandeurs. "
Oui, enfin, " pourquoi Jacques-Alain Miller aurait-il le droit de diffamer des médecins qu'il ne connaît pas et de prononcer un diagnostic "sauvage" sur l'état mental de quelqu'un en se fondant sur quelques emails, quand l'auteur d'un article serait assigné en justice pour avoir eu le seul tort de ne pas partager ses interprétations et ses conclusions. "
Tout cela est limpide, cohérent et ne souffre guère la contradiction.
Absence d'internement politiqueMais nous restons là dans le champ sur lequel le tribunal de Nanterre aura à se prononcer. En revanche, derrière cette question, s'en profile deux autres, d'une dimension non pas juridique, mais intellectuelle : la pétition lancée par M. Miller (et, bien entendu, son ami l'omniprésent BHL), le jour même où Le Point publiait sous le titre " Mitra l'insoumise " un article portant sa signature (7 février 2013), reposait-elle sur des faits avérés et surtout vérifiés ? Parmi les 4500 signataires de cet appel, combien apportèrent leur soutien en parfaite connaissance de cause ?
Il faut l'admettre, un observateur extérieur à l'affaire pouvait facilement se sentir concerné et indigné car, dans l'article du Point, on pouvait lire :
" Nous sommes dans la capitale d'un Iran assailli par les sanctions toujours plus rigoureuses des grandes démocraties. Les mollahs ne cèdent pas. Ils avancent vers la bombe. Le peuple est fier, l'élite intraitable. [...] Et les hétérodoxes, ceux qui pensent autrement, respirent mal.
Il est cependant à Téhéran au moins une femme des Lumières. Elle se nomme Mitra Kadivar. Elle est médecin, formée en Iran. Elle est psychanalyste, formée à Paris. [...] Comment peut-on être lacanien en Iran ? Mitra a inventé la chose. Elle se consacre à ses patients, et pour ses élèves elle a fondé l'Association freudienne. Improbable Mitra !
On la laisse en paix depuis vingt ans. Mais voici que les voisins se plaignent. Elle ne dit pas bonjour. Elle s'enferme seule avec des hommes, l'un après l'autre. Des toxicomanes viennent la voir. La police enquête. Un juge décide : "Expertise psychiatrique". C'est la trique : "Schizophrénie à déclenchement tardif"(sic). "
Les mollahs contre les Lumières, Téhéran... Le texte était de nature à suggérer que le régime des barbus avait, un beau jour, décidé de faire abusivement interner la (seule) psychanalyste iranienne. Or la réalité semble assez différente.
D'abord parce que, contrairement à l'ancien bloc soviétique, l'Iran ne pratique pas l'internement psychiatrique ; cette forme de répression est en effet absente du dernier rapport d' Amnesty International, qui dresse un inventaire des pratiques plus que douteuses employées dans ce pays contre gêneurs et opposants. D'ailleurs, comment un internement arbitraire aurait-il été compatible avec la mise à disposition de l'intéressée d'un accès à l'Internet sur le lieu même de cet internement ? Comment aurait-elle en outre bénéficié, comme elle l'avait elle-même indiqué, d'un soutien du " Ministère de l'Intelligence " (Ministère du Renseignement et de la Sécurité nationale) ? L'incohérence de ces faits justifie peut-être qu'aucune allusion à un internement politique n'ait été soulevée par le demandeur lors de l'audience.
Ensuite parce que, comme le souligne Laure Murat, rien ne permet de mettre sérieusement en doute le diagnostic de plusieurs psychiatres (laïcs) qui n'ont guère à voir avec le régime. Il y a par ailleurs à ce sujet une contradiction flagrante entre les déclarations de M. Miller évoquant des injections forcées d'un neuroleptique par ailleurs classique ou la menace d'électrochocs et le témoignage de Mitra Kadivar à la barre, assurant - ce qui est pour le moins surprenant - qu'on ne lui aurait administré que des placebos...
Enfin parce que cette dernière n'est pas l'unique psychanalyste d'Iran. Une rapide enquête permet de le découvrir. Peu d'informations, sur la toile, renseignent sur l'activité de Mitra Kadivar. Elle est citée pour donnée le 13 avril 2000 dans le cadre de l'International Centre for Dialogue Among Civilizations (organisme dépendant du gouvernement iranien) intitulée " Civilization and psychoanalysis ", puis par Jacques-Alain Miller dans du 1 er février 2011 relatif à l'Université populaire de psychanalyse Jacques Lacan.
De la " Freudian Association ", fondée en 2008, qu'elle préside à Téhéran et dont elle indique qu'elle bénéficie d'un statut d' " ONG " " reconnue d'utilité publique ", on ne trouve guère de traces sur le Net - ni coordonnées, ni statuts, ni organigramme, ni site. Ce défaut de publicité pourrait suggérer que cette association s'apparente à un cénacle d'étude tel qu'il en existe plusieurs dans ce pays. On sait seulement que la " Freudian Association " est rattachée à l'ECF et à l'Association mondiale de psychanalyse (fondée par J.-A. Miller). Sur l' de cette dernière, Mme Kadivar est cependant à ce jour répertoriée en France et sous son seul nom.
Dans une communication (" Transmission de la psychanalyse et état de la question à partir de la situation iranienne " in Psychologie clinique, 1, 29, 2010), M. Nader Aghakhani dresse une liste de plusieurs praticiens ; Mitra Kadivar y figure comme l'animatrice de groupes " où se lisent des textes de Freud et de Lacan traduits " par ses soins. Il existe par ailleurs, outre des praticiens indépendants, un Tehran Psychoanalytic Institute , structuré, ayant pignon sur rue, reconnu à l'échelle internationale, rattaché à l'International Psychoanalytical Association (IPA).Absence d'internement politique, diagnostic des psychiatres bien difficiles à contester à distance, pluralité des cercles psychanalytiques en Iran, ce panorama diffère donc nettement de l'image qui fut présentée dans l'article du Point déjà cité et dans le texte de la pétition mise en ligne par MM. Miller et Lévy. Les signataires de celle-ci furent-ils informés de ces faits ? N'apportèrent-ils pas simplement leur soutien devant l'association, naturellement inquiétante, des mots " Téhéran " et " internement " ? Le fait que Laurent Fabius, contacté par M. Miller, ait refusé de faire intervenir le Quai d'Orsay, généralement bien renseigné, semble assez significative.
Vers une interdiction de penser ?Ces questions, qui relèvent du débat d'idée et non de la diffamation, figurent au cœur des textes publiés dans le bulletin de la Société internationale d'histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse. Elles intéressent autant les protagonistes de ce procès que le public. Vouloir faire condamner ces textes limitera forcément la liberté d'opinion mais n'effacera pas, comme par magie, la légitimité du questionnement et du regard critique. L'interdiction de penser n'est donc qu'une vue de l'esprit. Comme l'avait écrit Pablo Neruda, " Ils pourront couper toutes les fleurs, jamais ils ne seront les maîtres du printemps. "
Illustrations : Mitra Kadivar - De g. à d. Christophe Bigot, Elisabeth Roudinesco, Laure Murat, Henri Roudier - Panneau "Interdiction de penser". Photos D.R.