Par THOMAS PIKETTY Directeur d’études à l’EHESS et professeur à l’Ecole d’économie de Paris Libération
Cinq ans après le début de la crise financière, les Etats-Unis ont renoué avec la croissance. Le Japon est en passe de faire de même. Seule l’Europe semble durablement enfermée dans la stagnation et la défiance : notre continent n’a toujours pas retrouvé son niveau d’activité de 2007. Notre crise de la dette semble insurmontable, alors même que notre niveau d’endettement public est plus faible que dans le reste du monde riche.
Le paradoxe ne s’arrête pas là. Notre modèle social est le meilleur du monde, et nous avons toutes les raisons de nous unir pour le défendre, l’améliorer et le promouvoir. Le total des patrimoines (actifs immobiliers et financiers, nets de toutes les dettes) détenus par les Européens est le plus élevé du monde, loin devant les Etats-Unis et le Japon, très loin devant la Chine. Contrairement à une légende tenace, ce que les Européens possèdent dans le reste du monde est nettement plus élevé que ce que le reste du monde possède en Europe.
Alors pourquoi notre continent, malgré tous ces atouts sociaux, économiques et financiers, ne parvient-il pas à surmonter la crise ? Parce que nous continuons de nous diviser sur des détails, et que nous nous complaisons à demeurer un nain politique et une passoire fiscale. Nous sommes gouvernés par des petits pays en concurrence exacerbée les uns avec les autres (la France et l’Allemagne seront bientôt minuscules à l’échelle de l’économie-monde), et par des institutions communes totalement inadaptées et dysfonctionnelles. Après la chute du Mur et le choc de l’unification allemande, les dirigeants européens avaient décidé en quelques mois la création de la monnaie unique. Cinq ans après le déclenchement de la plus grave crise économique depuis les années 1930, on attend toujours un courage équivalent. Le défi à relever est pourtant clair. Une monnaie unique avec 17 dettes publiques différentes, et 27 politiques fiscales cherchant avant tout à siphonner les recettes du voisin, cela ne fonctionne pas. Or pour unifier les dettes publiques et mettre en place l’union budgétaire et fiscale, il faut revoir fondamentalement l’architecture politique de l’Europe.
Le cœur du problème est le Conseil des chefs d’Etat - et ses déclinaisons au niveau ministériel (Conseil des ministres des Finances, Eurogroupe, etc). On feint de croire qu’il peut tenir lieu de chambre parlementaire souveraine à l’Europe : une chambre représentant les Etats, aux côtés du Parlement européen représentant les citoyens. Cette fiction ne fonctionne pas, et ne fonctionnera jamais, pour une raison simple : on ne peut pas organiser une démocratie parlementaire sereine, publique et contradictoire avec un seul représentant par pays. Une telle instance mène naturellement à l’affrontement des égoïsmes nationaux et à l’impuissance collective. Cela va au-delà des personnes : le Merkhollande ne fonctionne pas mieux que le Merkozy. Le Conseil est utile pour fixer les règles générales ou négocier des changements de traité. Mais pour gérer au quotidien une véritable union fiscale et budgétaire, pour voter souverainement le niveau du déficit public et l’adapter à l’évolution de la conjoncture (à partir du moment où l’on mutualise les dettes, on ne peut pas continuer de choisir son déficit chacun dans son coin), pour fixer démocratiquement l’assiette et le taux des impôts qui doivent être mis en commun (à commencer par l’impôt sur les sociétés, aujourd’hui massivement contourné par les multinationales), il nous faut un véritable parlement budgétaire de la zone euro. Le plus naturel serait de le bâtir à partir des parlements nationaux - par exemple, en rassemblant les députés des commissions des finances du Bundestag, de l’Assemblée nationale, etc., qui pourraient siéger ensemble une semaine par mois pour prendre les décisions communes. Ainsi, chaque pays serait représenté par 30 ou 40 personnes et non par une seule. Les votes ne se réduiraient pas à des affrontements nationaux : les députés PS voteraient souvent avec le SPD, l’UMP avec la CDU. Et surtout les débats seraient publics et contradictoires, et déboucheraient sur une décision majoritaire claire et nette. On sortirait des unanimités de façade des Conseils des chefs d’Etat, qui nous annoncent régulièrement à 4 heures du matin qu’ils ont sauvé l’Europe, avant que l’on se rende compte dans la journée qui suit qu’ils ne savent pas eux-mêmes ce qu’ils ont décidé. La palme de l’irresponsabilité revient sans doute aux décisions prises à l’unanimité par l’Eurogroupe et la troïka au sujet de Chypre, que personne n’était prêt à assumer publiquement dans les jours qui suivirent.
Le problème est que les gouvernements en place semblent attachés à ce système. Il existe un assez large consensus, allant des libéraux allemands aux socialistes français, pour penser que le pouvoir politique européen doit demeurer au Conseil des chefs d’Etat. Pourquoi cette frilosité ? L’explication officielle est que les Français ne veulent pas du fédéralisme, et qu’il serait suicidaire de se lancer dans un changement de traité. Etrange argument : à partir du moment où l’on a choisi il y a plus de vingt ans de partager notre souveraineté monétaire, et que l’on se fixe des règles extrêmement tatillonnes sur les déficits publics (comme le seuil de 0,5% et les pénalités automatiques fixées par le nouveau traité adopté l’an dernier), nous sommes de fait dans un système fédéral. La question est simple : veut-on aller sans cesse plus loin dans le fédéralisme technocratique, ou est-on enfin prêt à miser sur le fédéralisme démocratique ?