Elijah
Ils offraient l’image de la famille parfaite et ordinaire. La mère, qui ne devait pas encore avoir quarante ans, était souriante et visiblement détendue. Elle faisait partie de ces femmes qui ont un charme certain mais qui n’en ont pas conscience. Ses cheveux châtains encadraient un visage fin aux pommettes hautes. Deux fossettes se creusaient sur ses joues lorsqu’elle souriait aux pitreries de son fils assis à ses côtés et qui engloutissait son dessert avec gourmandise. Elle devait probablement se dire qu’elle avait autour de cette table tout ce dont elle avait besoin pour être heureuse. Face à elle, un homme plus âgé qu’elle d’environ une dizaine d’années lui montrait par son seul regard à quel point elle pouvait être désirable, se montrait taquin avec le garçonnet âgé tout au plus de 6 ans en faisant mine de lui ravir sa part de gâteau. Il riait aux éclats, arrachant aux clients des tables voisines des sourires envieux ou complices. Pas la moindre fausse note dans ce tableau. Aucune.
Si ce n’était elle, cette jeune fille d’une quinzaine d’années, recroquevillée dans le coin de la banquette pour mettre un maximum de distance entre cet homme et elle. Elle, elle savait qui il était vraiment. Elle était visiblement la seule encore dans cette famille à avoir vu le vrai visage du nouveau compagnon de sa mère. Elle gardait le visage baissé en permanence, ignorait les regards agacés de sa mère qui devait interpréter son attitude comme un signe de mauvaise humeur typique des adolescents. Lorsque l’homme étendit son bras sur le dossier de la banquette pour venir frôler ses cheveux clairs, j’entendis son cœur s’emballer. Elle jeta un regard presque suppliant vers sa mère mais cette dernière se levait pour accompagner le jeune garçon aux toilettes et ne s’en rendit pas compte. Ils s’étaient à peine éloignés de quelques mètres qu’elle esquissa un mouvement pour les suivre. Elle prit appui sur la banquette pour se dégager de cette impasse dans laquelle se trouvait seule face à lui. La table cacha son geste aux yeux des autres clients du restaurant mais je devinai qu’il venait de lui agripper le poignet pour la retenir. Elle grimaça et je sentis la panique envahir chaque parcelle de son corps.
— N’oublie pas ce qui se passera si tu dis quoi que ce soit, la menaça-t-il en approchant son visage du sien.
Elle opina docilement de la tête. Il la lâcha et elle put enfin se lever. Lorsqu’elle passa à ma hauteur l’attention que je lui portais lui fit lever les yeux vers moi. Seigneur, ce regard ! Celui-là même qui m’avait horrifié deux mois plus tôt lorsque je le voyais apparaître chez Angel. Un mélange de peur, de colère et d’une insondable détresse. J’attendis qu’elle ait disparu dans l’arrière salle pour me lever et m’approcher de leur table. Il commença par me toiser froidement avant d’afficher un sourire hypocrite qui me donna une furieuse envie de lui arracher les yeux sur champ.
— Oui ? me demanda-t-il devant mon silence prolongé.
J’appuyai mes deux mains sur la table pour me mettre à sa hauteur et ne pas être entendu des tables voisines.
— Quand ils seront revenus, vous prétexterez une urgence, vous les dissuaderez de vous suivre et vous sortirez aussitôt de ce restaurant, l’hypnotisai-je.
Cette fois, ce fut lui qui hocha docilement de la tête, c’était lui qui n’avait pas le choix et ne l’aurait plus dorénavant.
~*~
Mon téléphone vibra dans ma poche revers. C’était Angel. Je me fis violence pour ne pas décrocher. J’avais cruellement envie d’entendre sa voix mais ce n’était pas le moment. J’éteignis mon portable et me concentrai sur la vue imprenable de la baie de Boston qui s’étendait devant moi. Les lumières de la ville qui scintillaient sur la surface des eaux noires offraient un spectacle envoûtant. Le bruit de la circulation dense en contrebas était étouffé par le vent qui s’engouffrait dans les larges ouvertures encore dépourvues de fenêtres de cet appartement situé au dernier étage d’un immeuble en travaux. Les bâches de plastique qui obstruaient les ouvertures avaient été en partie arrachées et claquaient à chaque bourrasque. L’endroit était désert. J’avais attendu que les derniers ouvriers quittent le chantier pour y amener cette pourriture étendue derrière moi sur le sol de béton. Je l’entendis gémir. Il reprenait peu à peu conscience. J’attendis qu’il se réveille complètement avant de me retourner.
— Qu’est-ce que je fais là ? Qui êtes-vous ?
Entendre l’affolement dans sa voix était une douce musique à mes oreilles. Il se releva péniblement et jeta des regards éperdus autour de lui. Une rafale de vent vint faire vaciller son équilibre encore précaire. Il se redressa et recula quand il me vit avancer vers lui. Il chercha une sortie quelconque en embrassant l’endroit du regard. Il se précipita vers les portes coulissantes de l’ascenseur mais je m’interposai dans un souffle entre elles et lui avant qu’il n’ait pu les atteindre. Il lâcha une exclamation de surprise devant ce déplacement rapide qu’il n’aurait pu anticiper. Il bredouilla quelques brides de questions sans parvenir à n’en achever aucune. Cela faisait longtemps que j’attendais ce moment, des semaines à le faire chercher sans succès jusqu’à ce coup de téléphone inespéré le matin même. Il était enfin à ma merci. Pour l’instant, il était tétanisé, bientôt il tenterait de négocier sa libération et finirait inévitablement par se mettre en colère avant de me supplier de l’épargner. Une partition parfaitement réglée que nous avions joué tant de fois mon frère Klaus et moi au cours des siècles que j’en connaissais la moindre note.
— Quel effet cela fait d’être pris au piège Greg ? l’interrogeai-je en m’avançant vers lui.
— Ne vous approchez pas, me prévint-il en se saisissant d’une planche qui traînait à ses pieds. Ecoutez si vous me laissez partir, je ne dirai rien à personne.
— C’est sans doute ce que la petite du restaurant a dû te dire la première fois, non ? Et probablement Angel également…
Je le vis blêmir. Sa respiration s’accéléra formant un nuage dense de buée dans le froid glacial.
— Je ne sais pas ce que cette garce vous a raconté mais vous ne devez pas croire un traître mot de ce qu’elle raconte. Ce n’est qu’une sale petite p…
Je ne le laissai pas achever sa phrase. Je fus sur lui en une fraction de seconde et l’empoignait à la gorge. Devant mon visage métamorphosé, il tenta de hurler mais j’étouffai son cri en enfonçant mes doigts dans sa chair.
— A partir de maintenant, c’est moi qui dicte les règles. Tu ne bouges et ne parles que si je t’y autorise, lui intimai-je en plantant mon regard dans le sien.
Je le forçai à s’asseoir sur une imposante caisse et me mis à faire les cent pas devant lui. Il tremblait de froid et de peur alors que je bouillonnais intérieurement et mourrais d’envie de le balancer du haut de cet immeuble. Mais rien ne pressait. Cela aurait été trop facile. Je voulais qu’il ressente l’angoisse que l’on éprouve lorsque l’on était à la merci de plus fort que soi et que l’on n’avait aucune échappatoire. Il me regardait avec des yeux hagards et sentait la peur et l’after shave bon marché à plein nez. Il était finalement si banal.
— Qu’est-ce que vous êtes, bordel ?
— Je sais que tu n’es pas une lumière Greg mais il me semble que la réponse est évidente même si cela semble difficile à croire, répliquai-je en prenant place sur une pile de poutrelles face à lui.
Sa lèvre inférieure se mit à trembler.
— Vous êtes un …
— Un vampire qui te cherche depuis des semaines pour que tu lui rendes des comptes, achevai-je pour mettre rapidement fin aux présentations.
Je le vis blêmir et jeter des regards désespérés autour de lui. La nuit était complètement tombée maintenant et l’humain qu’il était ne devait plus y voir grand-chose. Moi en revanche, je distinguai parfaitement chaque détail de sa physionomie. Il avait la cinquantaine, grand, un corps relativement athlétique. Mais sa chevelure blanchie et ses épaules voûtées lui donnaient un air presque vulnérable qui me révulsait d’autant plus que je savais quel monstre se cachait derrière cette apparence d’homme ordinaire.
— C’est elle qui vous envoie ? Qu’est-ce qu’elle veut ? De l’argent ? Dites-lui de me laisser un peu de temps, je vais m’arranger ! tenta-t-il de négocier.
— Comment ? En escroquant cette pauvre femme du restaurant ? Angel n’attend rien de toi. Quoi que tu dises ou fasses, tu ne sortiras pas d’ici vivant.
La panique se lut alors ouvertement dans son regard. Il tenta de se lever mais mon hypnose ne le lui permit pas.
— Alors qu’est-ce que vous attendez ? Allez-y qu’on en finisse ! s’emporta-t-il de manière tout à fait prévisible.
— On a tout le temps. Il y a une ou deux questions que j’aimerais te poser, répondis-je posément. Combien de vies as-tu brisées de cette manière ?
— Je ne sais pas de quoi vous parlez ! s’entêta-t-il.
J’avançai le buste et posai mes coudes sur les genoux pour m’approcher de lui pour qu’il distingue mes traits malgré l’obscurité. Il eut le parfait mouvement inverse : il se redressa et se recula sur son siège improvisé.
— Constance était une femme douce, belle et intelligente, Angel une enfant adorable. J’ai tout fait pour qu’elles aient la vie qu’elles méritaient et tu es venu tout détruire.
— Vous et Constance ?… Elle ne m’a jamais parlé de vous…
— Ce n’est pas la question, éludai-je. Te rends seulement tu compte de la chance que tu avais ?
Il sembla presque outré de ma remarque. Il se raidit et me toisa avec dédain.
— On ne doit pas parler de la même femme. Elle était belle, intelligente et surtout capricieuse et exigeante. Rien de ce que je faisais ne trouvait grâce à ses yeux. Elle me rabaissait en permanence : je n’étais pas assez cultivé, pas assez attentif à elle, je ne m’occupais pas assez de la petite… Et j’en passe, lâcha-t-il entre ses lèvres pincées. Un soir, la gamine est venue me voir pour que je lui lise un bouquin. Elle me faisait le coup tous les soirs depuis que je m’étais installé chez elles. J’étais claqué et je l’ai envoyée se coucher. Constance m’a fait une scène. Tout ça pour un putain de bouquin ! J’ai fini par perdre mon calme et je lui ai collé une.
Mon calme aussi menaçait de m’abandonner. Je ne savais pas quelle curiosité malsaine me poussait à écouter cette ordure se dédouaner de manière aussi lamentable. Constance n’avait jamais été le genre de femme qu’il venait de dépeindre.
— Et Angel ? Elle était aussi capricieuse, exigeante et méritait ce que vous lui avez fait ? ironisai-je avec mépris.
Il se troubla.
— Je ne lui ai rien fait les premières années. C’est en grandissant qu’elle a commencé à me chercher, à me provoquer. Elle était douée pour ça : elle savait parfaitement sur quel bouton appuyer pour me faire sortir de mes gonds.
Je fronçai brièvement les sourcils au souvenir de ces quelques rares fois où elle avait essayé de jouer à ce même jeu avec moi. Ce ne fut qu’une expression furtive mais elle ne lui échappa malheureusement pas.
— Mais je vois qu’elle vous a fait le coup aussi, me nargua-t-il. Au début, ça me mettait dans une colère noire et puis finalement ça avait quelque chose de…
Le sourire concupiscent qui apparut sur sa face de rat eut raison de mes derniers lambeaux de patience. Je me levai et le frappai sans ménagement au visage. Il retomba brutalement sur le sol poussiéreux dans un gémissement. Il resta de longues secondes face contre terre complètement sonné avant de pouvoir se redresser avec peine. Il passa le dos de sa main sur sa lèvre fendue et déformée par un rictus provocateur.
— Je crois que j’ai saisi : je peux parler de ce que j’ai fait à la mère mais on ne touche pas à Angel. C’est ça ? Mais dites-moi…
Il s’interrompit le temps de se relever.
— Si j’ai bien compris ce que vous m’avez dit à demi mots : vous étiez là bien avant moi. Et maintenant ? Vous jouez quel rôle auprès d’elle ? Parce que je me dis que vous êtes là à me faire la morale mais on a finalement des tas de choses en commun. Vous avez méchamment envie de vous la faire, avouez-le…à moins que ce ne soit déjà fait. Méfiez-vous : on en devient vite accro, ricana-t-il.
Les instants qui suivirent furent des plus confus. Cette ultime provocation, cette fausse note dans ma partition bien réglée, je ne l’avais pas vue venir. Toute pensée rationnelle me quitta aussitôt. J’en oubliai mon plan simple et efficace de balancer cette ignoble pourriture du haut de cet immeuble. Cela aurait passé pour le banal suicide d’un minable sans le sous ou d’un violeur d’enfants bourré de remords. Aucune trace, mes arrières assurés comme je le faisais depuis si longtemps. Mais je voulais le faire souffrir pour ce qu’il lui avait fait, pour m’avoir renvoyé de manière aussi brutale et ignoble à mes propres doutes. J’ignorai ses suppliques. Je ne voulais entendre que le craquement lugubre de ses os et ses cris. Quand j’en eus fini avec lui, il n’était plus qu’un pantin désarticulé sans tête. Je ne pris même pas la peine de m’en débarrasser. Je le laissai là, à la vue du premier ouvrier qui mettrait les pieds sur le chantier le lendemain. Je ne voulais qu’une chose : partir de cet endroit au plus vite.
~*~
J’arrivai à New-York vers les cinq heures du matin. Dans cette ville qui ne dormait jamais, les camions de livraison faisaient déjà leurs tournées alors qu’en ce samedi matin, les fêtards de la veille s’engouffraient la mine défaite dans les taxis garés devant les bars les plus huppés. Le cliquetis de mes clés que je déposai sur la console de verre résonna dans l’appartement plongé dans l’obscurité et le silence. Elle sortit aussitôt de la bibliothèque et s’avança dans la pénombre du couloir vêtue d’un bas de pyjama trop large pour elle. Elle frissonna et croisa contre sa poitrine ses bras que son débardeur laissait nus. Elle s’approcha et, à l’expression de son visage, je compris qu’elle savait. Quand elle ne fut plus qu’à quelques pas de moi, elle chercha malgré tout confirmation en me scrutant avec insistance. Nous n’avions pas échangé une seule parole et je lui en fus reconnaissant de ne poser aucune question. Elle tenta de contenir le flot d’émotions parfaitement légitimes qui la submergeaient mais s’avoua vite vaincue. Elle se hissa sur la pointe des pieds et vint refermer ses bras autour de mon cou avec force. Je restai un instant les bras ballants avant de céder à l’envie de l’étreindre également. Je ne m’étais absenté qu’une seule journée : j’avais l’impression d’être parti depuis des siècles.
Je devais me rendre à l’évidence : cette ordure de Greg avait vu juste. Elle était comme une drogue dont j’avais de plus en plus de mal à me passer mais à laquelle il était hors de question de toucher malgré cette tentation chaque jour plus vivace, malgré ses propres sentiments que je ne pouvais plus ignorer. Encore moins à cette minute précise. Les battements désordonnés de son cœur, son corps pressé sans équivoque contre le mien ne me laissait plus de doute sur la nature de ce qu’elle ressentait. C’était bien plus qu’une quelconque gratitude pour l’avoir délivrée de ce cauchemar qui continuait à la hanter nuit après nuit. Son désir faisait furieusement écho au mien et c’en était insupportable.
Sa joue caressa la mienne lorsqu’elle s’écarta doucement. Nos souffles se croisèrent l’espace d’une seconde avant que je ne me ressaisisse brusquement. Je la saisis par les épaules et l’éloignai de moi à bout de bras. Il était hors de question de céder à cette faiblesse. Car c’était bien ce qu’elle était : une faiblesse qui annihilait mon bon sens et me faisait oublier les principes qui dictaient ma conduite depuis si longtemps. Elle me fixa sans comprendre. Comment le pouvait-elle ? J’avais tout fait depuis des semaines pour que l’on arrive là, pour qu’elle se rapproche de moi, qu’elle dépende de moi et je la repoussais sans être capable de formuler la moindre explication.
— Il est tard. Retourne te coucher, nous parlerons demain, lui assénai-je de ce ton autoritaire et paternaliste derrière lequel il m’était si simple de me retrancher mais qui sonnait de plus en plus faux même à mes propres oreilles.
Son visage se ferma aussitôt. Elle se dégagea de mes mains toujours posées sur ses épaules. Elle me dévisagea froidement avant de s’éloigner sans un mot. Je venais de la blesser, de la rejeter au pire moment mais surtout de mettre fin à cette sérénité de pure façade que nous nous étions l’un et l’autre efforcés de construire.