Claude
Favre nous propose une épreuve de pensée. Une épreuve de force, douce et
vitale. Dans le cadre des éditions de
l’attente, un recueil de notes s’intitulant : vrac conversations. On pourra y déceler et y vivre tout au
long, un carnet ouvert, un ensemble de petites partitions à moduler (notations),
esquisse de termes, échelles de traversées de nature à façonner toute une
topologie de lecture, ou de l’espace à lire, ou dé-lire, que l’on approchera avec un régime de vitesse tout
particulier.
Des liens et coupures, des modes d’entrées ou « d’escortes », des portages « d’assaut » contre les frontières du monde, résonances
et amplifications, densités et relâchements, des torsions et coalescences entre
des pôles filiatifs et jugulaires (l’idée de circularité, pulsativité étant de premier ordre), des parcours et
tracés, des plis de l’histoire micros-macros qu’elle tente de reconfigurer au
travers des figures tutélaires qu’elles mastiquent, « dialectisent » dans des constructions savantes et incisives,
toniques et déconditionnées, transfuses dans le fil chaotique de sa
pensée-voix. Le bruit d’inséparables
impulsions internes, qu’elle spatialise. Des chutes à percevoir comme autant de
rencontres, et de réactivités
contractiles.
Claude Favre nous tend des filets à grands rayonnements. Sonde. Crée son espace
de distorsion. La dimension labile et « cailleur »
de l’apprentissage. Sa soufflerie sans vocatif. De chute métaphorique dans
l’arrêt initial d’une pratique équestre au-devant fixateur et structurant ses
premiers rapports et « moteurs »
où s’origine la force et la contrainte d’un courir l’adhésion aux fronts la
marche méthodique de la pensée grammairienne, grouillante de frottements
collusifs, de modulations et modalités, qu’un duel frontal on préfère tourner
parfois un peu sèchement, ou un peu court, « chicane » un peu l’organe du voir, des « rages », continues et fragmentées, concises et
troussées bestialement, un peu lexicographe, un peu jeu de forme(s) , un peu
dépassé « par le livre en marche
entré dans la tête » un peu entomologiste, un peu fabuliste, un peu trobaire, un peu gravitaire dans l’espace de l’oreille, des frontières qu’elle
redéploie par la connexité des lignes de nerfs, d’un « porte je » sans Autre
que structure sémantique de la « fabrique »
des langues, formes sans cesse au travail des « grandes forgeries jubilatoires ».
Ce serait vain de ne se limiter qu’au seul précis de décomposition sans toucher
aux gradations subtiles de cette forme d’auto-criticisme permanent, réévaluant
à chaque « tirage » de
langue en croissance, un plateau à l’affectivité, un « ferraillement de passion guerrière », une jouisseuse
sous abstinence que la complaisance éjecte à tout bout de chaîne, que la
révérence n’a d’égale que la finesse de lecture ou de captation, d’autant plus
puissante et découplée que « sans
logique ni raison ».
L’oralité joue un grand rôle, et même
constitutive, de la poétique de Claude Favre. Oralité qui s’organise et se
désorganise sur du « souple »,
fait appui, donne toute matérialité à cette réactivité, à la fois, à s’exhumer
et flexible. Le mouvement par « saut »,
par « bond » ou même « transformations », passage « des mots de l’autre côté »,
à voir et saisir que la perception n’existe que par le mouvement, par
l’immédiate détente ou contraction, ou l’isolat
d’une condensation singulière : « Mallarmé
poète No », figuration instable ou geste d’ouverture à révéler un
paysage de concrétion. Elle ne vient pas se rabattre ou forclore une structure
en formation, où la forme du contenu se trouverait diffracté ; elle évoque
à ce sujet l’idée du « langage
langues » à prendre soin là aussi de la plurivocité, ou du niveau
d’intensité, de l’articulation dans une sorte « d archilangue », ou de désordre entropique jouant
indirectement sur le niveau langagier et non plus seulement linguistique, ou
préexistant. Il y va de la logique poussée à son niveau « bric broc », à ces apports imaginaires et incarnés, d’archaïques
et énonciations fictives (et non moins réelles) qui parviennent à tisser
focalisations, formulations et d’occultation, de « double cavalier ». Ce rôle aussi de la mémoire (en
acte) dans l’ordre de la composition, renouant peut-être avec ces fresques
légères (« estocs ») et
épopées d’un récitatif.
Une manière de franchir la barrière de la « raison ».
Elle en constitue le mode de propagation même, brouillant ainsi les catégories
ou les pistes traditionnelles de la discursivité. Les voix contres, les voix
contenues, les voix réfractées, les « dégoisements »,
les dégradations, les régressions, les micro-morbidités
sordides et joyeuses, de l’organogénèse
volatile et cuirassée, les formes sans contenus comme les contenus sans formes,
maniement à la manœuvre d’unités légères relevant pour autant « d’un étrange labeur »,
d’expérience interne soumise à la figure de l’appropriation originaire, de
schèmes et sèmes résonants, forment tout un champ à niveaux différenciés de
perturbation d’un texte-écrire qui
s’oralise sous notre regard.
Cette manière de décaler l’espace, de rompre l’ « adjectivation », éclaire par touches et « grandes bousculades » ;
« la parole est là a lieu »,
forme de structuration de la perspective. Ce savoir trouble de la « dérive », elle-même dés
aiguillée. D’actualiser quelques langues perdues, ré « -ensauvagées ». Ainsi, à une typologie classique de
l’analyse d’un mouvement du lire qu’elle aurait pu compiler au fil des
confrontations et découvertes dans son infini dictionnaire mental, Claude Favre
nous rebrousse, nous diagonalise par
toutes ses « saveurs » à conjoindre en de multitudes éclatements la
forme vivante et déroutante d’une science savante de la langue, de ces basses
et hautes intensités.
Nous pourrions presque à reconnaître que le « Je me récite est un verbe réflexif », le reliant, par
un : quelque chose se manifeste en
lui. Un exercice de mémoire cernée dans les trajectoires, un exercice de
libération, ou de déconditionnement par la reconnaissance de ces
appropriations. Toute une temporalité diffuse, entre « secouées » et « fermentations ».
Explore un bestiaire « la langue la
langue » qu’elle ne parvient pas à faire faiblir. Prise dans cette effervescence
et « tourbillon des langues dans la langue ». Toute la singularité
est là, mouvante, entre multiplicité et perspective. Entre la trajectorialité du « bozon » et sa fiction démonstrative et l’inachèvement
du conte sémantique que serait l’acte performatif d’une protolangue à les
relier toutes.
[Sébastien Ecorce]
Vrac Conversations. (2013).
Claude Favre.
Editions de L’Attente
Prix : 8 euros.