La phrase la plus nulle de la littérature

Par Jsbg @JSBGblog

Que devrait faire une chroniqueuse littéraire qui aligne les mauvaises pioches et qui n’a donc rien à vous mettre sous la dent ? Et bien, elle vous parlera un peu de ce qu’elle aime et de ce qu’elle n’aime pas en écriture romanesque.

C’est ainsi que je vais m’épancher sur le triste sujet de « La phrase la plus nulle de la littérature ». Il y a quelques temps, je lisais Indigo de Catherine Cusset. Pourtant édité par Gallimard et annonçant un récit croisé comme je les aime, au cœur d’« une Inde (…) où la chaleur exacerbe les sentiments, où le ciel avant l’orage est couleur indigo », ce livre n’a pas tardé à me décevoir tellement il n’allait nulle part, tant au niveau de l’intrigue que du style. Mais là où je voudrais en venir, moi, c’est au pompon atteint à la page 110, que je vous expose sans tarder :

« Le vieillard de tout à l’heure trottait vers elle pour lui dire au revoir. Elle se tourna vers les tables, animées, colorées par les saris multicolores sous les lampes électriques du restaurant dans le noir de la nuit : une belle soirée, gaie, même s’il y avait moitié moins de monde que prévu. Un photographe prenait des photos. Il lui fallait poursuivre son travail d’hôtesse. De la table des Français montaient des éclats de rire. »

Attendez… « Un photographe prenait des photos » ?? Et quoi ? Qu’aurait-il été censé faire d’autre ?

Non, il n’y aurait même pas à aller jusqu’à cette phrase fatidique, j’en conviens : la redondance créée par la désagréable proximité des mots « colorées » et « multicolores », le rythme peu harmonieux, le style creux et convenu, l’anecdotique de la description, plombent déjà passablement l’ambiance… alors qu’elle se voulait joyeuse ! Mais la platitude de cette assertion centrale a un arrière-goût consternant. Ma première interrogation est la suivante : comment une telle phrase a-t-elle pu survivre ne serait-ce qu’aux relectures obligées du manuscrit ? Élève assidue, j’ai retenu que le pléonasme est un crime affreux. D’accord, histoire de dédramatiser un peu, on dira au moins qu’il constitue un travers qu’il faudrait éviter. Cet énoncé, en plus de nous exposer une évidence, emploie dans un espace très restreint deux mots issus de la même famille (photographe-photos), ce qui contrevient à la quasi-obligation de variété qu’exige la rédaction littéraire et que la langue, si riche, permet largement. Pourquoi s’en priver ? Une tournure aussi terre-à-terre plombe franchement le plaisir de lire. Quitte à évoquer cette furtive anecdote photographique, on aurait pu opter pour des formules autrement plus imagées ou élaborées, comme « Le flash du photographe crépitait de loin en loin » – ambiance sensorielle – ou « Le photographe, se faufilant entre les tables, s’occupait à immortaliser les convives » – option plus prosaïque mais au moins un brin travaillée et évocatrice.

J’aimerais maintenant prendre le contre-pied de cette sécheresse littéraire, non pas en vous parlant de « la meilleure phrase de la littérature », mais en partageant avec vous un excellent début de roman :

« Borgo San Guida n’était même plus un village, c’était une bourgade. Soixante-quatorze maisons, dont plus de la moitié abandonnées, un bar, une épicerie et l’église avec son presbytère – disproportionnés, par rapport au reste. Fin. Pas de marchand de journaux, pas de coiffeur, pas d’urgences, pas d’école élémentaire : pour tout cela, et pour les autres fruits de la civilisation, il fallait aller à Serpentina, au-delà de la forêt, ou bien à Doloroso, à Massanera, à Gobba Barzagli, à Fondo, à Dogana Nuova, ou même descendre jusqu’à Cles. Pourtant il y avait un forgeron, façon de parler, qui faisait des clous à la main et ressemblait à Mangiafuoco, et un cimetière avec plus de trois cents tombes. Vivre là n’avait aucun sens, mais ils étaient quarante-trois à y vivre – plutôt quarante-deux, depuis que le vieux Reze’ était mort. C’était un endroit qui n’existait presque pas, et personne n’arrivera jamais à comprendre pour quelle raison ce qui s’est passé s’est passé justement là, où il ne se passait rien. »

C’est ainsi que commence XY de Sandro Veronesi, récemment paru chez Grasset. C’est un fait, les premières lignes d’un roman sont capitales. Instant délicat que celui de l’entrée dans un univers fictionnel, dont il est toujours appréciable qu’il se fasse de manière fine mais prégnante. Ici, l’auteur a choisi d’aborder son histoire non pas par ses personnages, mais par un lieu, lequel est décrit d’abord selon ses attributs (maisons, bar, épicerie…), puis, en négatif, par ce qu’il ne possède pas (ni

marchand de journaux, ni coiffeur, ni école…) afin d’en souligner le délitement, l’insuffisance. La prise en main continue sur une énumération des localités environnantes, ce qui a pour effet de cartographier l’intrigue en promenant notre imagination dans les alentours de la bourgade tout en l’ancrant dans la sonorité des terres italiennes. Il est ensuite fait mention d’un personnage pour le moins fabuleux, simplement décrit par quelques allusions très évocatrices et auquel on accole la mention de l’existence d’un cimetière de « plus de trois cents tombes », ce qui a pour effet de rapprocher le feu de la vie de la mort universelle. Bref, ce village tout en contradiction est une aberration, un non-lieu, et pourtant il est le théâtre d’une histoire extra-ordinaire que le lecteur est sur le point de découvrir. La dernière phrase de cette ouverture très bien ficelée dévoile par ailleurs une ambiance générale troublante car elle intrigue tout en soulignant le caractère fantastique de l’histoire à venir.

Ce que cette chronique a le regret de dire, c’est qu’XY lui aussi tourna en rond et s’essouffla. Il n’en reste pas moins que son envol initial fait montre d’une maîtrise prometteuse. C’est un beau morceau de littérature, de ceux qu’on savoure, qu’on relit et qu’on partage, bref, dont on se délecte ; le genre de paragraphe où coule paisiblement un flot de mot à la mélodie juste et au rythme varié, dont l’habileté de l’évocation éveille et prépare à l’immersion fictionnelle. Bref, de quoi patienter un peu jusqu’à la prochaine trouvaille !

Olivia Huguenin

Dans le rôle du livre récriminé : Catherine Cusset, Indigo (Gallimard, 2013)

Dans celui du livre loué : Sandro Veronesi, XY (Grasset, 2013)