Il s’agit du sujet le plus délicat où rien ne se prouve, tout s’y éprouve, car tout y relève de l’ordre qualitatif de la pensée, celui de l’intuition supérieure.
La Kabbale nous apprend ceci : le sujet en nous, l’être réfléchi à capacité restreinte, mais réelle de liberté, est toujours lié à l’Être[1] par un fil d’or qui unit encore l’humain à Dieu au cœur de la boue, du chaos, des pires turpitudes.
Une autre source, romaine celle-là, nous informe de cette même présence, de cette altérité divine en nous. Il s’agit de Marc-Aurèle (121-180), empereur et philosophe stoïcien.
Dans son recueil de maximes, intitulé Pensées pour moi-même[2], on retrouve ces passages qui ouvrent des pistes :
12, 2 : Dieu voit à nu tous les principes directeurs sous leurs enveloppes matérielles, sous leurs écorces et leurs impuretés. Car il ne prend contact, et par sa seule intelligence, qu’avec les seules choses qui sont, en ces principes, émanées de lui-même et en ont dérivé.
Cette notion de principe directeur (ou de présence divine en l’humain) est une constante de sa pensée. Dieu serait, si je lis bien Marc-Aurèle, le Principe directeur de nos principes directeurs individualisés.
3, 4. N’use point la part de vie qui te reste à te faire des idées sur ce que font les autres, à moins que tu ne vises à quelque intérêt pour la communauté. Car tu te prives ainsi d’une autre tâche d’importance, celle, veux-je dire, que tu négliges en cherchant à te faire une idée de ce que fait un tel ou un tel […], et en t’étourdissant et te distrayant par des préoccupations de ce genre… Tous ces tracas sans importance t’écartent de l’attention que tu dois à ton principe directeur. […] Car un homme, qui ne négligerait aucun effort pour se placer dès maintenant au rang des meilleurs, serait comme un prêtre et un serviteur des dieux, voué au service de Celui qui a établi sa demeure en lui, et ce culte préserverait cet homme des souillures, le rendrait invulnérable à toutes les douleurs, inaccessible à toute démesure, insensible à toute méchanceté […].
Il serait donc témoin de notre histoire sans en être altéré.
5, 26 Que le principe directeur et souverain de ton âme reste indifférent au mouvement qui se fait, doux ou violent, dans ta chair […].
5, 27. Vivre avec les dieux.
Il vit avec les Dieux, celui qui constamment leur montre une âme satisfaite des lots qui lui ont été assignés, docile à tout ce que veut le génie que, parcelle de lui-même, Zeus a donné à chacun comme chef et comme guide. Et ce génie, c’est l’intelligence et la raison de chacun.
6, 8. Le principe directeur est ce qui s’éveille de soi-même, se dirige et se façonne soi-même tel qu’il veut, et fait que tout événement lui apparaît tel qu’il veut.
Quelles seraient, dans un résumé hâtif, les caractéristiques de notre principe directeur — ou de l’élément divin qui nous habite ?
1) Notre principe individuel se juxtaposerait à notre nature, serait plus proxime à nous que notre propre cœur, selon le Coran. Toutefois, il ne se confondrait pas avec ce que nous sommes, demeurerait une entité distincte, appartenant à un autre ordre de choses.
2) Il serait une émanation de la divinité créatrice première, donc de même nature qu’elle — le tu es cela de l’hindouisme.
3) Cette divinité serait personnelle puisque capable de contact — nous sommes loin de l’Horloger distant des théistes voltairiens.
4) Comme personnes, nous entretiendrions une relation intime avec ce principe directeur — Marc-Aurèle nous exhorte à ne jamais le décevoir par nos pensées ou nos actes.
5) S’il peut être déçu, c’est qu’il est éthique : certaines choses lui conviennent, d’autres moins.
6) Il serait à la fois compagnon, boussole, gourou, mutateur, exhausteur…
On n’en terminerait jamais d’énumérer ses caractéristiques, puisqu’elles représentent les attributs de Dieu — l’énumération pourrait se dévider à l’infini.
[…]
J’aurais pu, sur ce même sujet, citer maître Eckhart : « Dieu se complaît dans son serviteur, il vit joyeusement et intellectuellement en lui […][3]. » Ou encore : « Comme c’est Dieu lui-même qui a semé en nous cette semence, qui l’a imprimée en nous et l’a engendrée, on peut bien la couvrir et la cacher, mais jamais la détruire totalement ni l’éteindre ; elle continue sans arrêt de brûler et de briller, de luire et de resplendir, et sans cesse elle tend vers Dieu[4]. » Cette semence en l’humain doit donner naissance à ce que le mystique rhénan appelle l’homme intérieur.
(Propos pour Jacob, La Grenouille Bleue)
[1] Dieu.
[2] Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, Paris, Garnier-Flammarion, 1964. (Traduction de Mario Meunier.)
[3] Maître Eckhart, Traités et sermon, Paris, GF Flammarion, 1995, p.357. (Sermon numéro 66).
[4] Ibid., p. 175. (Traité de l’homme noble).
48.397865 -71.093784