Une lecture embrassée
La poésie, c’est l’école d’une surprise intérieure. J’ai parcouru ANIMALES, ses « bouchées doubles », me suis aguerri à l’affût du poème déclinant les
saisons, recréant la nature animale d’une page ouverte à la coupe du vers
traversier, du concept ainsi saisi au plus près des matières, terreuses, boisées
ou terraquées. Me suis perdu à l’orée des drames qui nous ramènent aux portes
de l’humain à peine séparé du lieu, du nid, de l’incompris verbal qui forge le
corps et donne parole à l’ombre. Je n’ai pas « manqué à la joie », à la « folie du livre ». Et soudain, à sa presque clôture, « mille écolières empoisonnées parce qu’elles
sont filles » : lors j’ai basculé, d’un mouvement sans pourquoi
ni comment, simplement d’émotion vers cet autre lieu du temps ressaisi pour
donner sens aux liens les plus forts, qui nous lient à mesure que les mots nous
délivrent de l’obscurité des silences ou du fantasme ravageur des corps
inséparés de la mère et l’enfant, du père et sa fiction. À DIRE EN SOURIANT, poèmes qui prennent la main et l’œil du lecteur
pour le conduire au seuil, « quand
le monde et les mots bougent, bougent / dos à dos / mots et monde / s’écrivant.
»
Les régimes d’écriture sont incomparables, or l’émotion suscitée l’emporte sur
les choix prosodiques. Pierre Drogi poursuit lui aussi
ainsi : « excepté que ça
bouge excepté que tout bouge. le temps
brouillé les gens aussi. » Et
Christophe Lamiot Énos en réponse : « (…) vers la fin du jour qui nous entraîne à revenir, à l’obscurité / à
la présence de bois, de plantes / même, à l’impression meubles, parois / notre
vécu ou ce qui le sangle. »
Les échos se sont ainsi multipliés dans le double de ma lecture à ce point qu’à
la fois j’ai ressenti un trouble inquiet, comme unanime, celui que la puissance
du poème lu provoque en moi, et mesuré l’identité, la singularité que l’on ne
peut confondre de ces deux livres frères en distinction. Lecture embrassée,
enlacée devrais-je dire, par un secret commun que je ne peux nommer mais
seulement soupçonner. « Tu me les
rappelles / alertes moments / volante hirondelle // feuille dans le vent
(…) », une discrétion propre à ce dialogue avec l’enfant chez
Christophe Lamiot Énos, auquel je joins, dans l’hypothèse apeurée que je fais
d’un drame tu et insistant chez Pierre Drogi : « les mots ne sont que les petits captifs d’autre chose (sourcement) /
qui coule cache
et délivre une moisson d’étranges bulles ? » (…) « effets d’eau vivante / que la peau /
dépouille (effets vêtements / de / toute apparence) ».
L’essentiel de ces deux livres, leur beauté, tient dans le mouvement quasiment
magique qu’ils opèrent : d’une chose à l’autre, d’un lieu à un autre lieu,
d’un visage ou d’un nom à un corps, l’inversion polaire des attaches se produit
et la lecture achevée, dans son mouvement de pause, voit s’effacer peu à peu les
images rémanentes, se redistribuer les cartes d’un jugement infidèle aux
souvenirs déroulés, aux marches évoquées. J’ai plongé dans l’image dévorante de
poètes acharnés, grattant la table de leurs livres, un à un arraché au désordre
du vivre pour offrir l’autre temps d’une rédemption esthétique, d’un apaisement
lucide. « Voilà le sort des enfants obstinés… », chantions-nous
naguère.
[Yves Boudier]
Pierre Drogi, Animales suivi
de Suite Azyme & Porte-Lune, Le
clou dans le fer, Paris 2013.
Christophe Lamiot Énos, À dire en
souriant, Éditions Rehauts, Paris 2013.