Il a démissionné et utilisé ses "dernières heures de vacances et supplémentaires" pour commencer à faire de longs voyages, en Asie, en Europe, en Afrique et en Amérique.
Dans Déroute il fait le récit de ses voyages qui ont marqué le début d'une nouvelle vie, bien différente de la route toute tracée qu'il avait suivie jusqu'alors.
Il s'est en quelque sorte dérouté lui-même et a choisi la précarité. Au début, déboussolé, il la craint. Pour finir elle l'exalte.
Son voyage au bout de lui-même l'emmène tout d'abord au Vietnam, qui occupe la moitié des pages de son récit. Dans ses bagages, il emporte des livres, beaucoup de livres, notamment des livres de Cendrars, de Loti et de Duras:
"J'ai décidé d'entrer lentement dans mon voyage, d'épuiser mes références européennes avant de prolonger celles du Vietnam."
Il aurait voulu écrire cette phrase de Cendrars:
"J'ai frappé le premier, j'ai le sens de la réalité, moi, poète, j'ai agi, j'ai tué, comme celui qui veut vivre."
Loti est sanctionné pour avoir dénoncé les bombardements effectués par des navires français dans la région de Tourane, devenue Da-Nang, en 1883:
"Loti fait partie de ceux qui ont suscité en moi cet appétit à résister."
Il part aussi sur les traces de Marguerite Duras et de son amant chinois et retrouve les lieux, à Sadec. Après quoi il peut se dire:
"J'ai achevé une quête."
Le voyage et l'écriture, pour lui, vont de pair:
"Voyager et écrire, quand d'autres vont au charbon."
Il voyage donc sur tous les continents, mais il est déçu par l'Amérique où il ne retrouve pas ce que la beat generation lui avait laissé espérer:
"L'Asie m'a bouleversé. L'Europe est mienne. En Amérique je suis incapable de dégager de quoi écrire, de densifier mes textes."
Alors c'est à Cuba qu'il va finalement écrire son livre, à l'ombre tutélaire d'Ernest Hemingway ou de Pedro Gutiérrez:
" - C'est quoi ton prochain roman?" lui avait demandé un ami, à Venise.
" - Une histoire de porte-conteneurs...
- Tu déconnes?"
A plusieurs reprises il parle de sa façon d'écrire. Pour lui, des "clichés mémorisés" valent "toutes les notes manuscrites". Il trouve "inutile de noircir des pages". Il absorbe:
"Je ne note pas énormément. Je mémorise. Rien d'exact, plutôt des sensations, des vagues souvenirs. Puis je me débarrasse de mes textes au fur et à mesure. Les notes m'encombrent. Mon écriture vient du ventre."
Il lui est en effet nécessaire de se "trouver en rupture pour produire un texte":
"C'est-à-dire porter un regard comparé, de mes lectures, de ma vie."
Il aime "rencontrer des gens, si possible des gueules et imaginer leur vie, réelle et fantasmée."
Pour écrire il a besoin de doutes, de fêlures pour atteindre "l'abîme nécessaire". C'est peut-être pourquoi, à un moment, il pose "les livres d'aventures pour ceux qui traitent des abîmes".
Il termine son livre, écrit dans un style efficace, sans descriptions ni réflexions inutiles, illustré par Flippetouche (alias Frédéric Maillard, son complice en expertise de sécurité publique) par cette phrase:
"J'écris à la juste distance entre ma réalité et mes fantaisistes."
C'est ainsi que l'auteur de ce récit, par ailleurs essayiste, opère ce "curieux mélange que de se rêver romancier et de le réaliser".
Francis Richard
Déroute, Patrick Delachaux, 112 pages, Editions des sauvages.