La découverte du Columbia Palace commence maintenant. En quelques minutes à peine, la scène de toute mon enfance m’est dévoilée ; et le rideau se lève devant mes plus belles années, devant chaque détail du décor, révélant déjà une bonne partie de l’intrigue, sans que j’en aie conscience bien entendu. Nos meubles sont encore entassés dans le camion de démėnagement, loué pour l’occasion, quand mon père nous invite mes soeurs et moi à visiter ce nouvel appartement qui sera notre chez nous pendant presque dix ans.
Hélas, nous entrons par le hall de service, et il nous faudra patienter encore quelques minutes, quelques heures à tout le moins (le temps de décharger et déposer toutes nos affaires au deuxième) avant de pouvoir admirer d’autres beautés… et notamment ce magnifique rez-de-chaussée, aménagé dans le plus pur style greco-romain de la fin du 20e siècle. Une sorte de galerie des glaces revisitée, avec : au centre du hall principal, portrait de tous les membres souriants de la famille princière, parents, frères et soeurs réunis dans le but de nous offrir cette merveilleuse collection d’oeuvres d’art, élégamment accrochée à un mur ; tout de suite à gauche de l’entrée, statue de bronze aguicheuse représentant une jeune soubrette dénudée de la Rome antique en train de tirer à l’arc tout en jouant à cloche-pied ; au bout du hall, faux bégonias en plastique glissés dans un vase insignifiant, harmonieusement posé sur une commode sans conséquence, ne comportant pas de pied et que l’architecte a voulu encastrée dans un mur ; de chaque côté, ensemble de fauteuils et de canapés Renaissance, en cuir noir véritable, recouverts de mousseline rosée certainement pour ajouter une touche provençale et parfaire l’harmonie générale du décor ; derrière cet ensemble de salon, fontaine à eau s’écoulant sur mousse synthétique, de façon à apporter une fraîcheur maritime dans l’atmosphère et contribuer à l’ambiance apaisante par un son inoubliable de vaguelette ; sur le sol, à divers endroits, tapis persans barriolés importés de Chine – selon les dires de Monsieur Messonier, le concierge, un fervent anti-communiste ayant toujours milité pour leur remplacement auprès des locataires ; au milieu du hall principal et au-dessus de la tête, fantastique lustre consistant en de petits cristaux lumineux et mécanisés, se frôlant automatiquement toutes les cinq secondes afin de produire un agréable scintillement neurasthénique ; et en guise de bouquet final, pour combler les yeux des visiteurs, pléthore de glaces, et de marbres vrais ou faux, recouvrant à peu près tout, murs, sols, plafonds et colonnes. Une galerie miroitante que j’ai rayée avec un compas – ou avec la pointe d’une clef – à la moindre occasion, quand je passais par là et que les gardiens et les caméras ne regardaient pas dans ma direction. Je l’avoue.
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Mes soeurs et moi sommes littéralement subjugués par le nombre de boîtes aux lettres faisant face aux ascenseurs. Tout un pan de mur est occupé, de long en large, du bas jusqu’en hauteur. Ce qui révèle un effectif de population conséquent… pour le plus grand malheur du concierge, obligé de rechercher pendant des heures les correspondances entre les destinataires des courriers et les noms gravés sur des étiquettes en métal doré. Oui, des heures entières… à trier, s’abaisser, ou se mettre sur la pointe des pieds et poster de ses petites mains ouvrières le courrier des locataires. Shlak! « Tu viens ? », ordonne mon père, alors que je fais glisser mon chewing-gum à travers la fente d’une de ces boîtes aux lettres. Mon attention s’est arrêtée par hasard sur un nom tout de suite insupportable, pour une raison qui reste obscure : « Von Rubinstein-De Wolvogorine ». Extrême longueur ou peut-être sonorité ronflante qui mérite de mon point de vue la salissure et la dégradation d’un vieux chewing-gum trop machonné.
Qui est donc Von Rubinstein-De Wolvogorine? A quoi donc, à qui ressemble ces gens, cette famille? Comment imaginer leurs visages? Ont-ils des enfants forcés de révéler à leurs camarades leur nom de famille? Ces questions me taraudent pendant que l’ascenseur monte à toute vitesse. Mon père, soudainement inquiet de mon silence : « ça ne va pas? Tu n’es pas content de vivre ici? » Crainte légitime à laquelle je réponds mollement : « non, non, je suis content. » A peine ai-je terminé ma phrase que les portes de l’ascenseur me sauvent d’un interrogatoire difficile, en s’ouvrant sur le hall du deuxième étage.
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Un an plus tard…
Mon père m’a demandé d’aller chercher pour lui son paquet de cigarettes oublié par mégarde dans la voiture. Je veux bien lui rendre service et descends au premier sous-sol ; là, dans le couloir menant au parking, je croise Messonier en pleine conversation avec Pedro et Paulo, deux des agents d’entretien du Columbia Palace. Je leur dis bonjour et ils me rendent mon salut, même Pedro qui m’a pourtant dans le nez depuis qu’il m’a surpris en train d’étaler des chewing-gums dans les escaliers. J’avance et regarde droit devant moi de manière à faire croire que je ne leur prête pas attention. Messonier ne se méfie pas le moins du monde et se retrouve littéralement pris au piège. J’apprends de sa bouche que le patronyme « Von Rubinstein-De Wolvogorine » appartient à la « vieille au bouledogue », habitant le 28e étage, appartement 4 du bloc A, bouledogue qu’il soupçonne d’avoir uriné sur le tapis d’un des ascenseurs, le matin même.
Madame Von Rubinstein-De Wolvogorine promène chaque matin son affreux « Wolfgang Amadeus » aux parties intimes absolument surdimensionnées. En partant pour l’école, je la croise en peignoir de bain, petits chaussons dorés et lunettes de soleil Chanel, été comme hiver, jours de pluie ou de soleil éclatant… cela ne fait aucune différence. A l’aide d’une canne, Von Rubinstein-De Wolvogorine avance à pas de tortue sur le trottoir de l’immeuble, et se laisse guider par son feu-follet tout en hurlant après lui en allemand ou en anglais dès qu’il manque de la faire trébucher. « Oh neine, Wolfgang-Amadeus, das ist… criminal! Wolfgang-Amadeus? Come here, my baby! My little baby! Listen to mamy, next time, ok! Das ist… Criminal! »
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Une semaine plus tard…
Von Rubinstein-De Wolvogorine, fringuée comme à son habitude, se promène sur le trottoir du Columbia Palace et à deux ou trois pas de moi, s’arrête quelques instants de manière â ce que Wolfgang Amadeus fasse ses besoins naturels. Moi, ayant emporté une balle rebondissante, j’attends que le bouledogue ait terminé de faire, pour capter son attention et la lui lancer. J’assiste ainsi à un incroyable démarrage brutal. « Neine! Wolfgang Amadeus! Das ist criminal ! »
Le problème est que loin de m’en vouloir pour ce méfait, Von Rubinstein-De Wolvogorine s’éprend de moi. En trois étapes successives.
(à suivre)