Je n’ai jamais écouté personne ou alors vraiment très peu de monde et pour peu de choses et en très peu d’occasions ; quand cela s’est avéré nécessaire, voire vital, j’ai fait mine d’écouter pour laisser croire qu’écouter m’était une activité possible, car dans la réalité, cela m’a toujours indisposé de devoir écouter. Écouter, cela signifie pour moi se rabaisser, se soumettre. A la limite, je suis capable d’entendre ce que l’on me dit ou ce que l’on a à me dire. Entendre d’une vague oreille. Mais vraiment, devoir écouter et en quelque sorte offrir toute son attention, arrêter toute autre activité, y compris mentale pour laisser place à l’écoute, et par là s’abandonner totalement aux exigences de l’autre, il n’y a vraiment rien de pire, rien de plus atroce. Quand j’écoute, quand j’y suis forcé, car autrement je n’écoute pas, j’ai l’impression de ne plus exister, j’ai l’impression qu’on me vole mon existence, qu’on m’impose une autre vie, et d’autres visions que les miennes. Et c’est peine perdue, ça ne peut de toute façon pas fonctionner, puisque je suis bien incapable d’écoute. Est-ce un hasard si…? Non, bien entendu, ce n’est pas un hasard si ce verbe que je ne veux même plus écrire ou prononcer dans ma tête, maintenant que je viens de l’écrire et qu’il vient de me tracasser une fois de plus et de trop, ce n’est pas du tout un hasard, c’est même logique et attendu qu’il s’emploie beaucoup à l’impératif, et que les pères de familles et les chefs d’Etat en soient les premiers utilisateurs, les uns exerçant à peu près le même rôle que les autres, à savoir un rôle d’autorité fondé sur l’écoute forcée.
Aussi quand mes parents m’ont gentiment suggéré de m’éloigner de Martha Von Rubistein de Wolvogorine, prétextant qu’elle me manipulait dangereusement et menaçait quasiment mon intégrité mentale, cherchait à m’éloigner d’eux et de toute ma famille, soeurs, oncles, tantes et neveux, et me lançait de la poudre aux yeux pour m’attirer dans un guet-apens par mille délicates attentions et une flopée de petits cadeaux, comme cette fascinante voiture téléguidée ramenée d’un voyage en URSS… qui n’a jamais fonctionné et qui à elle seule symbolisait toute la déchéance, la décrépitude de ce pays fantastique où Martha avait des habitudes ; mais aussi et peut-être surtout, par leurs paroles pleines de sous-entendus, mes parents voulaient me faire comprendre qu’à travers ma présence dans son environnement immédiat, Martha cherchait à combler un cruel manque d’enfant, notre concierge Messonnier ayant raconté qu’elle avait fait quatre fausses couches au cours de sa vie, à cause d’un certain penchant pour l’alcool (il la surnommait d’ailleurs la poivrot du 28e étage) et moi ayant cru qu’elle s’était mise de « fausses couches », à cause de fuites urinaires par exemple ; oui, lorsque j’ai dû écouter un soir à table toutes ces recommandations, je me suis bien gardé de contrarier leur plan, de leur répondre, de les laisser douter de ma fidélité et de la confiance qu’ils pouvaient placer en moi. Non… je suis allé sur leur propre terrain, celui du sous-entendu et j’ai sous-entendu que je m’éloignerais de Martha et de son bouledogue Wolfgang-Amadeus et qu’ils pouvaient bien entendu compter sur moi. Mais tout cela n’était que cinéma, ou plutôt théâtre et jeu de mime. J’ai fait mine d’écouter d’une oreille attentive alors que mon cerveau cherchait déjà le meilleur moyen de reprendre contact avec celle dont j’étais rapidement devenu le favori. Car il va sans dire qu’aucun enfant ne faisant autant d’effet à Martha que moi.