Depuis plusieurs jours, le matin, j’en avais assez d’utiliser les ascenseurs ; il fallait toujours patienter quelques minutes le temps qu’un de ces appareils se libère, et une fois que des portes s’ouvraient, dire bonjour aux habitants présents sous peine d’être dénoncé au concierge ou bien aux voisins de pallier qui n’allaient pas manquer de rapporter ces soit-disants incidents à mes parents. Il fallait aussi subir un haut-le-coeur en raison de la vitesse de démarrage du système de propulsion. Je me souviens que ma grand-mère parisienne, en villégiature chez nous, avait cru mourir d’une crise cardiaque le premier jour de sa venue. Messonnier nous avait prévenus de son arrivée par téléphone et j’étais descendu la chercher dans le hall d’entrée. Oh que z’est beau, z’est luxueux, dît-elle, les yeux écarquillés et la tête relevée vers le plafond, émerveillée par tous les ornements du hall d’entrée du Columbia Palace. Comment ton père peut vous payer za? Qu’est-ze qu’il a encore magouillé? Oh nicht! Oh yeah! Z’est un connarde ton père, ajouta-t-elle alors que nous montions dans l’ascenseur. Mais presque par mégarde, au lieu d’appuyer sur le bouton 2, mon doigt effleura le bouton 33. Et le cadran, quasiment tactile, fut sensible à mon frôlement. C’est ainsi que le système de propulsion aussi puissant que celui d’une fusée, se mit en position maximale, car au moins autant que ma grand-mère, j’eus à ce moment une véritable sensation de décoller. Arrête l’ascenzeur, supplia-t-elle d’une faible voix en se tenant d’une main le thorax, et en s’agrippant à la rampe de l’autre main. Yeux dégommés, peau étirée, mâchoire dégoulinante… son visage exprimait une sensation de frayeur absolue, semblable à celui d’un être humain en train de sauter dans le vide. Mais nous étions déjà montés jusqu’aux 17e, 18e, 19e étage (et ainsi de suite), en moins de temps qu’il ne faut pour le penser ; cela va sans dire, je ne pouvais décemment pas stopper l’ascenseur en si bon chemin et, donc, nous continuâmes notre voyage jusqu’au terminus. Diling, sonna l’ascenseur pour nous prévenir de l’ouverture imminente des portes. Quelques instants furent évidemment nécessaires à Birgit pour reprendre son souffle et ses esprits. Je vais… utiliser… les ezcaliers… pour redezendre… peut-être, proposa-t-elle tout essouflée. Tu m’accompagnes… n’est-ze pas? Non, je reprends l’ascenseur avec tes bagages. Ah oui, mes bagages… je les avais oubliés, oh nicht, oh yeah, marmona-t-elle. Et puis un terrible coup du sort eut raison de son repli… les portes se refermèrent sur ma grand-mère, car entre-temps, un habitant des étages inférieurs avaient appelé l’ascenseur et, tout à fait prisonniers de cette machine infernale, nous étions déjà repartis pour un sacré tour de manège.
Donc, depuis plusieurs jours, plusieurs semaines, j’en avais assez d’emprunter l’ascenseur… je m’étais en quelque sort lassé. Et comme nous habitions le deuxième étage, cela ne me coûtait pas grand chose sur le plan physique de descendre deux étages le matin pour aller à l’école, et de les remonter le soir pour rentrer chez moi. Un jeudi vers 8 heures – je me souviens précisément que c’était un jeudi matin -, je passais par le couloir menant au vide-ordures et aux escaliers, celui qui fait aussi la jonction entre les deux tours du Columbia Palace, et avant de descendre, je jetai un sac volumineux (un de plus) qui n’allait pas manquer de boucher le conduit (une fois encore ), ce qui en retour ne manquerait pas d’exaspérer (à nouveau) le voisinage des étages supérieurs, ainsi que Messonnier, le concierge, et Ramon, le chef de l’équipe de nettoyage. Ramon avait fait placarder dans tous les ascenseurs le message suivant : « le vide-ordure de la Tour A ayant été à nouveau bouché, nous demandons à tous les habitants de garder leurs poubelles chez eux, dans l’attente qu’une équipe d’intervention résolve le problème. » Sans doute que Messonnier était derrière ce petit mot. Ramon ne savait pas fabriquer de si belles phrases. D’origine argentine, il faisait plein de fautes de français à l’oral, et puis il était de nature bourrue. Le ton policé de ces avertissements ne lui ressemblait donc pas du tout.
Quelques jours plus tard, un nouvel avertissement fut affiché dans les ascenseurs : « le conduit du vide-ordures est encore bouché… au niveau du deuxième étage. Nous demandons aux aimables locataires de bien vouloir être vigilants. Dans l’attente d’une intervention demain matin, veuillez conserver les poubelles chez vous », etc.. Une autre semaine passa, et dans les ascenseurs, ainsi que sur les portes vitrées du hall d’entrée, pour marquer le coup, l’avertissement se fit cette fois bien plus clair et menaçant. C’était en fait une véritable lettre adressée aux milliers d’habitants que comptait à l’époque le Columbia Palace : « nous savons désormais que des locataires du deuxième étage de la Tour A s’amusent à jeter des sacs poubelles trop volumineux, ce qui bloque le conduit du vide-ordures et empêche tous les locataires de la Tour A de jeter leurs ordures. Certains locataires de la Tour A, aux deuxième, troisième, et quatrième étages se plaignent du manque de civisme des habitants des étages élevés qui jettent malgré tout leurs ordures. Les poubelles restant bloquées, une odeur nauséabonde a envahi les escaliers ainsi que les halls des bas étages. Mais des habitants de la tour jumelle se plaignent également du fait que des habitants de la tour A viennent utiliser leur vide-ordures. Nous rappelons donc que le conduit de vide-ordures de la Tour B est uniquement réservé aux habitants de la Tour B. Dans l’attente que le problème soit résolu, et en l’absence de certitudes quant à l’identité du ou des fautifs, nous demandons à l’ensemble de nos aimables locataires de faire preuve de la plus grande vigilance et de respecter le règlement du Columbia Palace. A défaut, la clause de résiliation automatique du bail pourra être…. » Sachant que ledit règlement était imposé aux habitants dès leur arrivée dans les lieux, sans qu’on leur ait jamais demandé leur avis.
Puisque je risquais gros si jamais je me faisais attraper, et puisqu’à travers moi mes parents risquaient gros, j’eus un soir avant de me coucher l’idée merveilleuse d’aller jeter nos ordures au quatrième étage, histoire de noyer le poisson et de me laver de tout soupçon, si tenté que quelqu’un eut l’idée saugrenue de me soupçonner. A vrai dire, seule ma mère se posait des questions. Je rembourrais des sacs poubelles qu’elle-même préparait avec précaution, en y ajoutant quantité de déchets volumineux, ou bien s’il n’y avait plus de déchet à jeter, quelques affaires appartenant à mes soeurs, et parfois, se rendant compte que les sacs étaient trop plein, ma mère me grondait, les rouvrait, ne comprenait pas qui avait bien pu jeter tel jouet et remettait de l’ordre dans nos ordures. Mais la plupart du temps, fort heureusement, elle ne se rendait compte de rien, car c’était le matin après qu’elle soit partie au travail, que j’opérais. Et puis, il suffisait que je l’assure de mon honnêteté pour que ma mère me croie digne de confiance.
Le lendemain matin, comme prévu, juste avant d’aller à l’école, je montai au quatrième pour jeter nos ordures, et là, divine surprise, en passant dans le couloir qui mène au vide-ordures – et qui fait la jonction entre les deux tours du Columbia Palace, j’aperçus droit devant moi une habitante que je n’avais plus croisé depuis des lustres : Martha Von Rubinstein-de Wolvogorine, affublée de son bouledogue. My god, chéri, que fais-tu ici?, me demanda-t-elle. Heureusement, après quelques inévitables hésitations, je me sauvai très brillamment de ce traquenard. C’est ma mère qui m’a dit de jeter ici nos poubelles, comme ça personne ne pourra nous accuser de boucher le vide-ordures. Le chien reniflant mes sacs: Wolfgang-Amadeus, das ist fini, ok? Fini ! Listen to mammy, ok! Bon, mon chéri, je te crois, mais il ne faut pas rester ici… Wolfgang-Amadeus ! Tu sais, mon chéri, oh comme tu es beau coiffé comme ça, mon chéri, vient embrasser ta petite Martha… Tu sais, il ne faut pas venir ici. Moi je sais que tu es incapable de faire ça, mais moi je te connais. Tu sais mon chéri, avec les autres habitants des étages élevés, nous faisons des rondes… Wolfgang-Amadeus, come here ! Mon chéri, tu sais, c’est mon tour de faire la ronde, donc, je regarde à tous les étages. Mais je sais que ça ne peut pas être toi le coupable. Oh viens embrasser ta Martha, ta deuxième maman. Tiens, demain, en rentrant de l’école, tu veux venir chez moi boire un bon whisky ? Viens voir ta petite Martha de temps en temps, hein… Wolfgang-Amadeus ! Das ist fini ! Oh, mon chéri, pourquoi tu ne viens jamais sonner à ma porte?